Démons tentateurs

Au terme d’une longue journée de marche sous le soleil, j’arrivai devant une rivière trop longue pour être contournée et trop profonde pour être traversée à gué. Je retirai mes bottes et y plongeai les pieds dans le but de me rafraîchir un peu et d’évaluer la possibilité de la traverser à la nage. Lorsque j’eus de l’eau jusqu’aux genoux, je sentis un fort courant capable soit de me ramener vers la rive d’où je partirais, soit me pousser et me maintenir au fond. Je n’aurais donc pas la force nécessaire pour traverser à la nage et risquais même d’y laisser ma vie. Il n’y avait pas de pont non plus.

Un peu désemparé, je considérai l’option de longer la rivière jusqu’à enfin la contourner, mais cela risquait de retarder mon voyage de plusieurs jours. Il y avait par chance beaucoup d’arbres à proximité, de quoi me ramasser du bois pour un feu. Je m’installai donc au bord de la rivière pour la nuit. Je fis un feu et passai au moins une vaine heure à essayer de pêcher. Je dus me contenter d’un restant de viande séchée ce jour-là.

Le lendemain matin, ma résolution était prise: j’allais me construire un radeau pour franchir l’obstacle. Pour ce faire, je commençai à couper du bois avec mon épée, seul objet tranchant que j’avais sur moi. L’arme, pas conçue du tout pour ça, me donna beaucoup de misère. J’en vins à pousser des hurlements de colère et finis par m’entailler au poignet à force de m’escrimer contre un arbre qui passa proche me tomber sur la tête!

– Aventurier, m’interpella alors quelqu’un. Que de misère pour si peu, n’est-ce pas?
– Oui, approuvai-je. Ça va très mal aujourd’hui.
– Pourquoi te donnes-tu tant de peine? Pour traverser cette rivière?
– Oui.
– Je peux t’aider à la traverser plus facilement. Tu n’as qu’à grimper sur mon dos. Je pourrai te la faire traverser en volant.
– Ok, approuvai-je, soulagé.
– Mais il y aura un prix à payer: tu devras me donner un peu de ta volonté, de ton énergie vitale.

Je faillis accepter, mais avant, je remarquai que mon sauveteur était vêtu de noir et arborait des cornes. Un démon! J’en avais entendu parler. Plusieurs ont cédé à leur tentation et en ont perdu toute volonté d’agir de leur plein gré. Le démon te prend ton courage, ta détermination et ton esprit d’aventure, te laissant telle une coquille vide sur le sol, à la merci des éléments, des bandits et de ta propre passivité. Un aventurier qui se laisse porter par un démon une fois ne va pas subir tous ces effets secondaires, mais il sera sous son charme. Le démon reviendra à chaque épreuve que l’aventurier aura à subir et le tentera, encore et encore, et l’aventurier cédera de plus en plus souvent, jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour lui.

Résigné, je me remis à la tâche, m’escrimant à dépecer l’arbre fraîchement coupé. J’arrachai les feuilles, les petites branches et continuai jusqu’à n’avoir que le tronc.

– Que fais-tu, jeune homme?
– J’essaie de construire mon radeau, répondis-je. Je ne peux pas monter sur ton dos. Je connais des gens qui l’ont fait et ont perdu toute volonté de faire autre chose.
– C’est pas si grave que ça, à bien y penser, tu trouves pas? À quoi bon toute cette misère?
– Parce que c’est elle qui donne son vrai sens à la vie!

Je me rappelai un vieil ami qui me disait devoir prendre des potions tous les jours et passer des heures à incanter et à méditer pour se protéger de la tentation future. Après avoir cédé une fois, tu es damné et vulnérable. Il te faut beaucoup d’artifices pour te protéger.

L’arbre enfin dépecé, je commençai à découper le tronc dans le but d’obtenir des tubes d’environ un mètre de long. J’en eus seulement deux avec l’arbre si bien que je dus m’en couper un autre, puis un autre. Mon épée cassa pendant la coupe. Fou de colère, je la jetai dans la rivière.

Le démon, impassible, restait là, prêt. Il ne réitéra pas son offre, sachant que je la connaissais déjà. Il restait là et c’était suffisant comme tentation. Je le regardai fixement un moment donné et faillis céder.

Après avoir enfin réuni les bûches nécessaires, utilisant ma dague pour achever de les tailler, je me suis coupé des lianes et entrepris de lier ces bûches ensemble. Lorsque ça m’a semblé correct, j’ai entrepris de mener l’embarcation de fortune à la rivière, mais dès que j’ai déplacé le radeau, il s’est tout cassé. J’ai dû solidifier les attaches, utilisant toujours et toujours plus de lianes.

En fin de compte, il me fallut trois jours pour construire ce foutu radeau. Mais au moins après, je savais pouvoir en refaire un autre au besoin. Utilisant une retaille de coupe comme rame, j’ai fini par pouvoir traverser la rivière sain et sauf.

– Que feras-tu de te ton radeau? me demanda le démon, qui avait volé jusqu’à l’autre rive.
– Je vais devoir le laisser là, répondis-je, résigné. Ça me fait mal au coeur, j’aimerais ça le garder, mais il sera trop lourd et m’épuisera. Je devrai en construire un autre s’il y a une autre rivière.
– C’est toi qui vois. Je serai là, aussi, sur la prochaine rive.

Le démon disparut. J’avais gagné cette bataille et cette victoire me donna une énergie nouvelle. Mais je savais ne pas avoir remporté la guerre. Il y aurait d’autres tentations, d’autres démons. Chaque victoire me donnerait de l’énergie, me permettant de résister plus facilement à la tentation prochaine. Chaque défaite, en contrepartie, me rendrait plus vulnérable à la tentation suivante.

J’ai aussi entendu parler de démons bleus encore plus dangereux que les noirs. Ceux-là t’emportent avant même de t’avoir demandé et te prennent de l’énergie! Pour résister à un démon bleu, il faut idéalement le prendre de vitesse, ce qui n’est pas facile du tout. Si je réussis à franchir l’obstacle avant qu’il n’ait la moindre chance de m’aider à le faire, il ne pourra me prendre de la volonté. Mais c’est très difficile, parfois impossible. Par exemple, je n’aurais jamais pu bâtir ce radeau, même si j’y avais été habitué, avant qu’un démon bleu ne m’agrippe et ne me fasse franchir la rivière. Il faut donc combattre le démon, pas seulement l’entité physique mais aussi la séduction que sa tentation suscite. Y arriverai-je, si je suis confronté à pareille bataille? Pas certain, probablement qu’un dragon serait plus facile à tuer que ça!

La présence de ces démons fait aussi oublier qu’il existe des êtres bien intentionnés dans ce monde. L’aide ne va pas toujours coûter l’âme du bénéficiaire et c’est une chance! Être confronté à ces démons met le discernement de l’aventurier à rude épreuve. Aucune incantation, aucune potion, ne peuvent soigner ce mal. Seul le temps et la réflexion le peuvent.

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