Donald hésita un peu devant l’imposante tour. Fallait-il vraiment aller voir ce vieux sorcier? Beaucoup lui en avaient dit du bien, en particulier le chevalier Jeff qui avait été non pas seulement guéri mais transformé par ses bons conseils, mais il ne croyait pas en la magie. Beaucoup de sorciers, de ces temps-ci, étaient des fourbes escrocs offrant pour toute aide des potions rendant dépendants. Et la dépendance, Donald connaissait ça, et c’était la dernière chose dont il avait besoin. Il hésita encore, puis se décida. Il ne savait plus vers qui d’autre se tourner de toute façon.
Il entra dans la tour, gravit le long escalier menant au sommet et frappa à la porte. Entrez, lui dit une voix. Donald poussa la porte et fit irruption dans une salle remplie de bocaux en tous genres. Au centre, il y avait une table sur laquelle trônait une boule de cristal et assis à cette table se trouvait Blackinn, le plus grand et sage sorcier du royaume.
– Cher ami, je sens le doute en toi. Tu vois devant toi tout ce que tu craignais: la boule de cristal qui va te dévoiler un avenir sombre et mortel, des bocaux remplis de potions qui vont t’empoisonner et un sorcier qui va te mener dans les affres de l’errance. Mais si tu ouvres ton esprit un instant, ce n’est pas cela que tu trouveras ici. Ah mais faut dire que je suis fier de cette boule de cristal, je viens juste de l’enchanter et les images qu’elle projette sont tellement claires que j’en trésaille d’allégresse. Bon, assez parlé! Qu’est-ce qui t’amène ici?
– Un grand vide, répondit Donald, ça dure depuis deux semaines. J’ai rencontré une démone bleue le mois passé et je n’arrive plus à le sortir de ma tête. Elle m’a aidé à traverser une rivière et maintenant, je l’attends, jour après jour, pour qu’elle m’aide dans mes tâches. Avant que la démone ne vienne, j’étais passeur, faisant traverser la rivière aux serviteurs du roi. Maintenant, je n’arrive plus à faire mon travail. J’ai peur quand je suis en bateau; je voudrais qu’elle soit là pour diriger l’embarcation. Même marcher commence à être dur: j’aurais envie qu’elle soit là pour me porter sur ses ailes.
– Misère! Pourquoi n’es-tu pas venu avant? Les démons bleus sont de viles créatures qui s’incrustent dans l’esprit. Il faut traiter leur influence négative tout de suite, sans attendre. C’est encore beau que tu puisses toujours marcher, mon pauvre ami!
– J’ai demandé l’aide de bon nombre de personnes, expliqua Donald. Jonathan le charpentier m’a proposé de solidifier mon bateau, pour qu’il tangue moins. Ça n’a pas donné grand-chose, je continuais toujours à penser à elle. J’en ai parlé à plusieurs personnes à la taverne; on m’a offert de la bière pour soulager le mal et c’était tout. Puis mon ami Jeff, chevalier du roi, m’a enseigné une technique qui a permis de chasser la démone bleue de mon esprit. Il paraît que c’est vous qui la lui a montrée.
– Oui, mais c’était pour réguler l’amour, ça, expliqua Blackinn, le comprendre et permettre à l’esprit rationnel de reprendre le dessus et de prendre une décision correcte plutôt que de commettre une erreur de jugement, qui aurait été mortelle pour ce pauvre Jeff. La technique telle quelle doit être modifiée, adaptée, pour traiter le cas, différent, d’un démon bleu.
– Oui mais la démone, je pensais l’aimer. Je pensais à elle, je ne cessais d’imaginer ses bras agrippant mon corps, mon corps se soulevant sous la force de ses ailes et sa voix douce et mielleuse. Je croyais être amoureux et voulais comme Jeff que ma raison puisse dicter ma conduite et non mon cœur, que je croyais frappé d’un maléfice. Ça a pris une semaine et demi. Après ça, j’allais mieux.
– En effet, l’amour est souvent la première impression, et il faut le traiter par la méditation et la manipulation d’images mentales. Mais le processus de guérison est beaucoup plus long avec un démon.
– Oui, j’ai cru comprendre ça, fit Donald. Après avoir cessé de penser à elle tout le temps, j’ai espéré la revoir quand même mais pouvoir simplement profiter de ses services sans me rendre fou à penser à elle après.
– Mais elle n’est jamais revenue, même quand tu l’as appelée, pas vrai? supposa Blackinn.
– Exactement, approuva Donald. J’en souffre, c’est incroyable! Je me sens mal, je regrette d’avoir régulé l’amour que j’éprouvais pour elle. J’ai eu du mal à dormir certaines nuits, craignant que la démone ne découvre que j’ai cherché à la sortir de mon esprit et revienne, en furie, pour me rouer de coups. Parfois, c’est si intense que j’ai envie d’aller me pendre!
– Faire ainsi exaucerait les souhaits de la démone, aussi simple que ça, avertit Blackinn. Chaque fois que tu regrettes, chaque fois qu’elle te manque, tu lui transmets, à travers la trame métaphysique, de l’énergie, sans même qu’elle n’ait à fournir le moindre effort. Il faut couper les fils qui l’unit à toi, et je sais, c’est plus facile à dire qu’à faire.
– Comment dois-je faire, sorcier Blackinn? s’enquit Donald. Comment dois-je procéder?
– Tu vas devoir te renforcer par l’entraînement de ton esprit. Pour vaincre un démon bleu, tu dois pouvoir résister à un démon inférieur, noir. Je vais en convoquer un pour toi et il va tenter de t’offrir son aide pour une épreuve que nous allons choisir ensemble. Il te faudra forger autour de ton esprit une barrière qui va te permettre de résister à son offre.
– Et après, que se passera-t-il?
– Deux possibilités. Soit tu reprendras graduellement confiance en toi et la démone bleue te laissera tranquille, parce qu’elle saura que tu peux résister à son influence future. Ou bien elle tentera un autre coup contre toi de sorte que tu devras te confronter à la démone de nouveau ou bien à une de ses semblables venue en renfort. Avec un peu de chance, ton esprit sera capable de résister et la repousser, et là tu seras guéri.
– Ça me semble pas mal difficile comme processus, avoua Donald. Je ne suis pas certain de pouvoir y arriver.
– Je sais, on va y aller étape par étape et tu verras que c’est possible. On va commencer avec le démon noir.
– Et comment dois-je faire? demanda Donald. Encore de la méditation?
– Oui. Si tu es d’accord, je vais te suggérer l’épreuve, parce que je connais les images mentales qui vont ériger ton bouclier.
– Ok, que dois-je faire? demanda Donald.
– La grande rivière de Gork, répondit Blackinn, tu devras la traverser avec comme unique moyen un équipement standard d’aventurier et le bâton que voici.
Blackinn tendit alors à Donald un baguette de bois d’environ trente centimètres de long qui semblait gravée de runes anciennes.
– Sorcier, sauf votre respect, s’objecta Donald, je n’ai aucune connaissance magique. Une baguette ne me sera d’aucun secours.
– Ce n’est pas vraiment une baguette magique, expliqua Blackinn. J’ai raté mon coup quand je l’ai enchantée, elle ne fonctionnera jamais. Mais les démons ne le savent pas, ça va pouvoir te servir à les faire taire un peu.
– Ok, donc je n’ai rien pour traverser la rivière, au fond, remarqua Donald, un peu choqué.
– Exactement, approuva Blackinn. Mais tu pourras trouver, sur place, de quoi t’aider. Est-ce que cette épreuve te convient? Sinon, on peut trouver ensemble les séquences d’images mentales qui t’aideront pour ta propre tâche.
– Non, pas nécessaire, répondit Donald, la tâche me convient parfaitement et cadre avec mon ancien métier de passeur, que j’aimerais bien reprendre un jour.
– Bien, alors allons-y avec la manipulation d’images mentales, enchaîna Blackinn. Comme tu as fait pour ton amour illusoire, tu devras augmenter ton niveau d’énergie, puis appliquer la séquence d’images mentales. Je vais te la montrer. Lève-toi debout.
Surpris, Donald s’exécuta malgré tout. Où Blackinn voulait-il en venir?
– Tends le bâton, demanda Blackinn, oui comme ça. Imagine un large précipice, si large que tu ne peux sauter par-dessus.
– Ok.
– Maintenant, le démon, imagine-le t’offrant de monter sur son dos pour voler par-dessus le trou, indiqua Blackinn.
– Ok, c’est bon.
– Maintenant, avec le bâton et ton esprit, ordonna Blackinn, referme le précipice pour pouvoir passer.
– Mais…
– Fais-le, c’est tout, réitéra Blackinn, c’est une séquence d’images mentales. Je sais que c’est impossible pour vrai, mais ce le sera dans l’univers de ton esprit. Concentre-toi sur l’action de fermer le trou. Tu devrais ressentir des petits frissons si ça fonctionne vraiment.
Donald essaya plusieurs fois puis crut avoir réussi.
– Ok, c’est bon maintenant? demanda Blackinn.
– Oui, ça y est, répondit Donald.
– Alors parfait, fit Blackinn. Va à la rivière et trouve un moyen de traverser. Le démon noir va arriver peu après que tu aies commencé tes recherches.
Donald alla à la rivière, commença à explorer les environs et trouva des lianes avec lesquelles il pourrait peut-être fabriquer des cordes. Il avait aperçu un gros arbre surplombant la rivière et pensait pouvoir attacher un câble à une branche et ainsi se balancer jusqu’à l’autre côté.
À cette dangereuse idée, il ressentit une intense tristesse parce que la démone bleue aurait pu revenir et lui faire enjamber cette rivière en un clin d’œil. Comme suggéré par Blackinn, Donald se leva, tendit son bâton et referma un trou imaginaire juste devant ses pieds. Il revint à sa tâche, commençant à couper des lianes pour le câble.
Mais ses gestes étaient imprécis. Il avait les mains gelées bien que la température était clémente. Il sentait ses jambes défaillir, prises d’un incontrôlable tremblement. Pourquoi cette tâche était-elle si stressante? Donald avait déjà coupé des lianes autrefois et les avait tressée pour se confectionner des cordes. Et pourtant…
Le démon arriva et offrit au pauvre homme la possibilité de traverser sur son dos. Donald faillit céder mais parvint à refuser. Mais la tentation était constante et créait en lui une pression de plus en plus insoutenable. L’énergie, se rappela soudain Donald, il faut tout le temps de l’énergie pour soutenir une modification par manipulation d’images mentales. Donald lâcha donc tout ce qu’il tenait entre les mains, s’assit sur une vieille souche et entreprit de relier ses pieds à la terre et sa tête au ciel pour ensuite laisser l’énergie venue d’en haut traverser son corps jusqu’à rejoindre la terre. Lorsque Donald sentit l’énergie circuler librement, il crut avoir une meilleure prise sur sa tentation et retourna à sa besogne.
Il parvint à tresser sa corde, en vérifia la solidité et y attacha une lourde pierre. Il lança ensuite la pierre de telle sorte que la corde alla s’enrouler autour de la branche. Le démon noir, toujours près de lui, lui rappela que c’était très dangereux, que la corde ou la branche pouvaient casser, qu’il allait se blesser et qu’il vaudrait infiniment mieux pour lui de monter sur son dos. Donald persista à refuser.
Il enroula solidement la corde autour de son poignet et l’agrippa de sa main droite, puis se jeta dans le vide. D’abord, Donald ressentit une sourde angoisse à l’idée que la corde ne lâche ou la branche ne casse, puis cette angoisse se mua en euphorique excitation quand Donald commença à reprendre de l’altitude: la corde et la branche tenaient bon! Puis Donald découvrit qu’il pouvait utiliser l’énergie générée par l’excitation, la canaliser pour renforcer son bouclier naissant contre le démon.
C’est d’extrême justesse que Donald s’accrocha à une paroi rocheuse de l’autre côté de la rivière. Il dut escalader la paroi avec grande précaution pour enfin atteindre un lieu sûr sur la terre ferme.
Lorsque ce fut fait, il regarda de l’autre côté de la rive et aperçut le démon noir qui se tordait de douleur. Puis après un cri atroce, il explosa dans une affreuse gerbe de sang et de fumée. Une odeur de souffre plana même jusqu’aux narines de Donald. Fiou!
La chose faite, Donald, comme suggéré par Blackinn, marcha une dizaine de kilomètres à l’ouest et trouva le pont désigné par le sorcier. Cela lui permit de rebrousser chemin sans avoir à inutilement risquer sa vie en retraversant la rivière. Il avait réussi, il avait vaincu le démon noir. Mais ça avait été très dur et il n’était pas certain que ce serait plus facile la prochaine fois. Il retourna donc voir le sorcier.
– Blackinn, grand sorcier, j’ai réussi.
– Je sais, dit Blackinn. J’avais lié ce démon à un artefact magique qui s’est détruit quand le démon a été privé d’énergie. Je l’avais ensorcelé pour qu’il ne puisse se nourrir que de ton énergie, et tu as empoisonné sa source de nourriture avec ton bouclier. C’est très bien.
– Je trouve ça un peu cruel ce que j’ai fait, avoua Donald. Ça a l’air de lui avoir fait mal.
– Pas grave. Les démons sont de viles créatures et celui-là n’avait aucune enveloppe humaine. Tu n’as tué personne, ne t’en fais pas.
– Mais j’ai eu beaucoup de mal à lui résister, s’objecta Donald. Je ne suis pas certain de pouvoir le refaire quand un autre démon noir ou un bleu viendront.
– C’est normal de douter, Donald. Je suis bien conscient que tu as gagné une bataille mais pas la guerre, et toi aussi tu l’es. Il faut garder courage et accepter que parfois, tu échoueras, mais tu as une arme, maintenant, et tu pourras résister à quelques tentations, suffisamment pour maintenir ta volonté qui a décliné et retrouver celle que tu as perdue.
– Merci, grand sorcier, fit Donald. Je vous serai infiniment reconnaissant de votre aide.
– C’est moi qui vous remercie, Donald, répondit Blackinn. Chaque personne aidée par la manipulation d’images mentales raffine la technique et la rend plus forte et universelle. C’est grâce à des cas comme le tien que je réfléchis plus profondément à la technique et la fais évoluer. Un jour peut-être sera-t-elle enseignée aux jeunes enfants qui pourront s’en servir pour gagner en sagesse, éviter des erreurs de jugement destructrices et peut-être, oui peut-être, pourrons-nous avoir une meilleure harmonie entre les êtres qui peuplent ce monde.
– Oui, je l’espère bien, Blackinn. Votre philosophie optimiste est une grande inspiration, un espoir pour notre futur qui autrement serait probablement voué à la guerre sans fin.
Donald se leva, se tourna et s’arrêta un instant.
– J’allais oublier, dit-il, avant de poser le bâton sur la table.
– Garde-le, il ne m’est d’aucune utilité. Ah, une dernière chose, désactive le bouclier quand t’en as pas besoin. Il gruge de l’énergie en permanence, sinon.
– Comment je fais? demanda Donald.
– Manipulation d’images mentales inverse, tout simplement, répondit Blackinn. Prends le bâton et utilise-le pour rouvrir le trou que tu as fermé, derrière toi, après avoir passé.
– Ok, je vais faire ça. Un grand merci encore une fois!
Peu après cela, Donald reprit son métier de passeur. Chaque jour, il devait dresser son bouclier pour ne pas penser à la démone bleue et chaque soir, il le désactivait pour que son esprit puisse se consacrer à d’autres activités. Cet exercice était certes exigeant, mais Donald le préférait mille et une fois à la prise quotidienne de potions qui allaient à terme détruire son esprit. Il sentait que la rémission était proche. Il avait toujours envie de revoir la démone bleue, mais pas pour l’étreindre, mais plutôt pour s’y confronter et repousser ses tentations.