Donald était content des progrès qu’il avait accomplis ces derniers mois. Il était moins tenté par la paresse et arrivait à faire son travail avec moins de fatigue. Pour guérir du mal causé par la démone bleue, il a dû se frotter à un démon noir, résistant à la tentation qu’il lui a infligé de monter sur son dos pour traverser un ravin. Il a ensuite dû affronter la démone bleue pour renforcer son esprit. Donald a ensuite découvert qu’il devait développer de nouveaux moyens pour faire son travail avec moins de peur. Il a trouvé des façons de manier son radeau avec moins de risques, a trouvé des techniques pour accomplir son travail de passeur plus efficacement que jamais, mais la fatigue qui ne cessait de le tenailler, bien que moins importante qu’avant la dernière partie de sa cure, était toujours là, revenant par intermittence. Il en était venu à se coucher de plus en plus tôt, mais cela finissait que sa vie se limitait au travail et au repos, plus de loisirs.
Voilà que Blackinn le convoquait pour un nouvel entretien. Ce dernier avait peut-être enfin découvert la dernière pièce pour équilibrer son esprit. Ce doit être, pensa Donald, quelque chose de foutuement complexe pour avoir nécessité tant de temps à un si grand savant! Donald se demandait s’il saurait mettre en application cette méthode, peu importe en quoi elle consisterait.
– Maître Blackinn, commença Donald en entrant dans le bureau. Je viens pour répondre à votre appel.
– Bonjour Donald, répondit Blackinn. Je vois que ton aura est plus paisible depuis la dernière fois qu’on s’est vu.
– Oui, approuva Donald. Ce n’est pas parfait, mais c’est déjà mieux. J’aurais besoin de la dernière pièce que vous avez évoquée lors de notre dernier entretien.
– Je comprends, compatit Blackinn. Malheureusement, malgré des mois de recherche, je n’ai toujours rien trouvé. Mais peut-être pourras-tu m’aider. Mon contact dans l’autre plan, celui qui est lié à Anastase, semble avoir fait quelques intéressants progrès, mais je n’arrive pas à comprendre si ça a fonctionné vraiment, son affaire, et comment l’adapter à ton cas.
– Alors pourquoi m’avoir fait venir? demanda Donald, un peu confus. En êtes-vous arrivé à la conclusion qu’il n’existe pas mieux, qu’on ne peut pas améliorer mon traitement?
– Non, ce que je souhaite, c’est te faire part de ce que l’autre sait, dans l’espoir qu’ensemble, on puisse trouver ce qui manque. Cette personne est troublée, en perpétuel questionnement, se demande si son esprit ne va pas vaciller d’une façon ou d’une autre. Si on trouve, on pourra t’aider mais peut-être aussi l’aider, lui.
– D’accord, approuva Donald. Je suis prêt.
– Alors récapitulons le cas de notre ami d’ailleurs. Atteint d’une déficience visuelle, il a passé des années à mettre au point des mécanismes pour s’orienter dans le monde. Des déplacements simples pour nous, comme descendre des marches, traverser les bois ou trouver un magasin dans un village, se transforment pour lui en casse-têtes, surtout quand il doit les faire dans des lieux inconnus. Notre ami a commencé à ressentir la tentation de se laisser aller et de saisir les gens par le bras quand il le peut. Le blocage qui l’empêchait de faire ainsi, induit par un rêve selon lui mais ça ressemble à une forme primitive d’enchantement, a sauté complètement voilà deux ans environ. Depuis, il résiste de toute sa volonté, mais il se demande jour après jour si ça va suffire. Il se bat, parce qu’il pense que s’il cède, les facultés qu’il a développées depuis des années s’atrophieront, au point où il ne pourra plus se déplacer dans un lieu inconnu sans se faire tenir le bras.
– Oui, on en avait parlé l’autre fois. Alors il a découvert que son esprit avait créé un processus pour l’aider à résister mais que ce processus sapait son énergie. Il a transformé ce processus pour en faire un mécanisme pour améliorer ses capacités d’orientation.
– Oui, en plein ça, approuva Blackinn. Ça lui a amélioré un peu son modèle spatial, pas beaucoup mais un peu selon lui. De ce que j’ai compris, son nouveau modèle tient compte du mouvement continu des personnes avec qui il explore de nouveaux lieux. Comme personne, dans son monde du moins, ne saute d’un point à un autre, s’il perd de vue la personne qu’il suit pour une courte durée, ce n’est pas aussi grave qu’il le pensait auparavant; cette personne sera relativement proche et il pourra rétablir le contact visuel. Cette idée toute simple, un peu trop simple à mon avis, semble lui permettre de davantage promener son regard et détecter des obstacles.
– Ça a pas l’air très efficace, son affaire, commenta Donald. J’ai entendu parler qu’il existe des sorts pour établir des contacts télépathiques; ton ami serait mieux d’apprendre ça!
– Je sais, je sais, mais il n’y a pas de magie dans son monde, rappela Blackinn. Comme on peut s’y attendre, il a découvert que ses capacités étaient limitées et que son nouveau processus tournait en boucle pour perfectionner son système en vain, demandant moins d’énergie que le premier mais tout de même assez pour le plonger dans la fatigue de façon régulière. Au fil du temps, il a découvert une pièce qui semble lui avoir permis d’atteindre un meilleur équilibre.
– Ah oui? fit Donald, intéressé. Comment a-t-il procédé?
– Il a découvert, expliqua Blackinn, que son désir de résister à sa tentation n’était pas mu que par une saine volonté mais malheureusement par la peur de l’échec, plus spécifiquement la peur de réactions négatives des autres face à son échec. Maintes et maintes fois, il a imaginé son frère se mettant en colère contre lui le jour où il lui saisirait le bras la fois de trop, ou la fois qu’il ne faut pas. Pour traiter cela, il a procédé de deux façons: la prise de conscience et l’expérimentation. La prise de conscience, tu as déjà commencé à la faire. Tu vas réfléchir à ce que je viens de te dire et pourras peut-être l’appliquer.
– Pas totalement, fit Donald. Si je cède à la tentation d’un démon, personne ne va me faire de reproches. C’est moi et moi seul qui souffrirai.
– Mais si ton radeau tangue parce que tu navigues mal, expliqua Blackinn, tes passagers pourraient se plaindre… ou être compréhensifs et ne rien dire. De la même façon, si notre ami prend quelqu’un par le bras, la personne se choquera ou ne dira rien. Ce que notre ami doit retenir, c’est que la réactive négative est peu probable s’il cède à la tentation seulement de temps en temps.
– Alors notre ami a expérimenté? demanda Donald. Il a vraiment saisi des gens au hasard par le bras pour voir ce qui allait se passer?
– Non, répondit Blackinn, il n’est pas assez courageux et téméraire pour ça. Il a testé, plus ou moins volontairement, des personnes qu’il connaissait. Et il n’a pas eu de réaction négative. Ça lui a aidé à borner son processus mental. En revenant d’une soirée, quand il a pris son frère par le bras, un engrenage s’est mis en place et son nouveau modèle mental a été en quelque sorte validé, a pris le pas, et a diminué son besoin de tenir quelqu’un. Je ne suis pas sûr que sa victoire est définitive, même significative, mais il en a été bien content.
– Tout cela m’a l’air un peu hasardeux et incertain, commenta Donald.
– Je sais, fit Blackinn. La science de l’esprit n’est pas exacte. À travers Anastase, j’ai transmis à notre ami une seconde pièce pour améliorer sa mécanique mentale cliquetante. À bien y penser, tu pourrais peut-être appliquer cette technique toi aussi. C’est le renforcement positif.
– En quoi cela consiste-t-il? demanda Donald, intéressé.
– Imagine-toi, répondit Blackinn, cédant à la tentation d’une démone bleue. Pense à la démone, imagine-toi monter sur son dos, imagine le plaisir que tu éprouveras. Puis penses à la grande tristesse qui suivra. Évoque ces images le plus intensément possible, pendant cinq à dix secondes. Ensuite, imagine-toi résistant à la tentation, refusant l’aide du démon. Imagine le regret momentané, mais penses aussi à la joie profonde et durable qui t’habitera pendant tout le temps que tu marcheras seul, sans dépendre d’un démon pour t’aider. Évoque ceci cinq à dix secondes. Tu peux répéter cela autant de fois que nécessaire. Mon ami pense qu’une série de cinq répétitions est suffisante, mais je recommande dix, sinon quinze, et deux ou trois séries par jour.
– Intéressant, commenta Donald. J’imagine que notre ami a alterné entre évoquer une scène dans laquelle il prenait quelqu’un par le bras, et une semblable dans laquelle il marchait seul.
– Exactement, approuva Blackinn.
– Quand tu m’as parlé de plaisir, ajouta Donald, ça m’a fait penser à quelque chose. Quand je suis monté sur le dos de la démone, j’ai ressenti du plaisir… sexuel. Le contact physique m’a plu. Je me suis trouvé une compagne récemment et je me rends compte que la fatigue est beaucoup moins grande le lendemain après qu’on ait fait l’amour.
– Oh là là Donald, c’est peut-être une pièce maîtresse, ça, commenta Blackinn, et elle manque cruellement à notre ami. Il n’a pas de compagne et commence à entrevoir une composante sexuelle à son traitement, lui aussi. Il est à essayer toutes sortes de solutions très douteuses de transferts d’images mentales et se demande s’il ne devrait pas s’offrir les services d’une prostituée.
– C’est terrible! s’exclama Donald.
– Je sais, fit Blackinn, et je ne parviens pas à trouver un moyen de l’aider. Peut-être les autres techniques qu’on a développées ensemble vont suffire à l’équilibrer, c’est tout ce qu’on peut espérer.
– Maître magicien, mille mercis. Cette discussion ne m’éclaire pas tant que ça pour le moment, mais y réfléchir va sans doute m’aider. Merci pour tout, Blackinn.
– Ça me fait le plus grand des plaisirs, Donald. Traite ta compagne comme le plus précieux des trésors, mon cher ami, parce que la solitude est souvent amère, cruelle et source d’anxiété, de frustration et d’ennui. L’étude des arcanes me protège à peine de tout ça.
Donald repartit de là légèrement confus mais heureux de se savoir sur la bonne voie.