Est-ce que les choses sont vraiment compliquées dans la vie ou suis-je atteint d’une espèce de maladie qui me pousse à trouver la façon la plus tordue, la plus complexe, la plus stressante possible, pour résoudre un problème? Parfois, c’est à se demander. Est-ce que tout ce parcours académique, tous ces succès passés, sont si utiles que ça quand le vrai problème, c’est de pouvoir jongler avec des milliers d’informations efficacement et s’orienter dans de nouveaux lieux, toujours plus vastes, avec de moins en moins de points de repères utiles, de plus en plus de fausses indications et surtout, avec peu de résultat au bout? Ça aussi c’est à se demander.
La lettre
L’épreuve qui m’a mené à ce questionnement a commencé vendredi, 6 février 2015. Au retour du gym, une inquiétante lettre m’attendait dans la boîte postale. Ça venait du gouvernement. À regarder de plus près, c’était du shérif de je ne sais pas où. Se pourrait-il que j’ai commis un crime sans le savoir? Me serais-je rendu coupable de fraude, de piratage ou de harcèlement d’une façon ou d’une autre? Même si je n’étais pas coupable, il faudrait me défendre au tribunal si j’étais l’objet d’une poursuite, justifiée ou non.
Mais bon, tentai-je de me raisonner, ça se peut que ce ne soit qu’une niaiserie. On va ouvrir ça et dissiper ce doute malsain. Mais plus je regardais la lettre, plus le doute grandissait. Ministère… Se peut-il que ce soient les documents d’impôt? …de la JUSTICE! HEIN? Ah mon Dieu, là ce n’est pas normal. J’ouvris la lettre, commençai à lire et le cœur faillit m’arrêter là: vous êtes sommé de COMPARAÎTRE! Ah mon Dieu, mais pourquoi??? Par chance, mon cœur me permit de continuer à lire. C’est en tant que juré que je devais comparaître, pas comme accusé. Fiou! L’autre possibilité aurait été comme témoin. La comparution avait lieu le 21 avril, c’était encore loin.
C’était ainsi moins pire que ma première hypothèse, mais ça demeurait tout de même problématique. Il me faudrait d’abord me rendre là-bas, ce qui pourrait ne pas être simple. Je ne pouvais pas juste laisser faire, sinon j’aurais été passible de sanctions légales. Ça se pouvait que je sois éligible pour une exemption à cause de ma déficience visuelle. Comment pourrai-je raisonnablement analyser certaines preuves comme des photos ou même des objets auxquels je ne pourrai pas forcément toucher? Mais je n’aurais aucun problème à entendre et analyser des témoignages, à supposer bien sûr qu’il ne faut pas discerner un mensonge par des signes non verbaux.
Mais pour obtenir l’exemption, il m’aurait fallu présenter des preuves de ma déficience (documents médicaux) et faire une
déclaration assermentée envoyée par courrier recommandé. Pour les documents médicaux, j’aurais pu les obtenir auprès de l’INLB, mais je ne savais pas comment faire cette déclaration sous serment, et pas non plus comment envoyer ce maudit courrier recommandé. Bien entendu, si je peux surmonter les obstacles, pensai-je, et si ça ne compromet pas mon emploi, ça vaudrait la peine de faire ce travail de juré; ce serait un devoir de citoyen d’après moi le faire si je le peux.
En théorie, mon employeur n’avait pas le droit de me congédier si j’étais choisi comme juré. Mais si le procès devait durer des mois, le retour au travail serait très difficile, voire impossible: il y aurait des milliers et des milliers de courriers électroniques à éplucher et à filtrer, juste ça prendrait des jours, et après tous les projets auxquels j’ai été en contact auraient évolué.
J’ai songé téléphoner au bureau du shérif pour obtenir plus d’informations et essayer de déterminer si oui ou non je pourrais faire ce travail. Il faudrait bien sûr attendre le lundi suivant pour faire ainsi.
C’est seulement le dimanche suivant que je fus suffisamment remis du choc pour faire les recherches au sujet du palais de justice. C’est proche du métro Saint-Laurent, pas besoin d’aller au bout d’une ligne de métro et prendre un autobus pour y aller. Un collègue a dû se présenter en cour comme témoin et ça a été très long le transport. Ce devait être à la cour municipale ou une cour de quartier. Là, c’était la cour supérieure; je siégerais sur une cause criminelle, du sérieux quoi. Donc à la limite, ai-je songé, je pourrais me présenter là en avril et on verrait ce que ça allait donner. Peut-être je ne serais pas choisi, tout simplement, sinon je ferais ce que je pourrais, tout simplement. Comme ça, pas besoin de me casser le coco avec la déclaration sous serment et le courrier recommandé.
L’attente
La période de temps entre le 6 février et le 21 avril a été marquée par des soucis périodiques. Ma mère croyait que je serais exempté, mon père était d’accord avec mon idée de me présenter là-bas plutôt que faire la demande d’exemption par courrier recommandé, mon frère me conseillait de tout faire pour être choisi puisque ce procès me changerait grandement les idées de tous ces problèmes informatiques sans fin qui me tapent sur la tête tout le temps, mes collègues au travail espéraient que je sois exempté et avaient une bonne certitude que oui. S’ils ont le choix entre un candidat voyant et un qui aura du trouble avec les documents si les caractères sont trop petits, aura besoin d’aider avec les photos, demandera tout le temps de toucher aux objets qui sont parfois emballés sous vide, aussi bien prendre celui qui va poser le moins de difficultés.
D’un autre côté, plusieurs collègues me rapportèrent d’inquiétants cas d’amis qui avaient été choisis. Pour une, ça avait duré six semaines. Aouch! Pour une autre, le procès s’était étiré sur huit mois! Oh là là, non!
S’ajouta à cela la crainte d’une sanction si je me présentais là-bas plutôt que demander une exemption! Celle-là, je la chassai de ma tête du mieux que je pus, mais elle revenait parfois. Je me pris même à craindre me faire mettre en prison pendant quelques jours, mais là, franchement, c’était un peu exagéré et cette inquiétude ne persista pas.
Plus les semaines passaient, plus la vie était incertaine après le 21 avril. Pourrai-je aller à mon rendez-vous chez le dentiste en juin, à mon rendez-vous chez le médecin, peut-être même cela va m’empêcher d’aller au mariage de mon frère en fin juin! Cette dernière idée me traversa l’esprit maintes et maintes fois. Peut-être ne pourrai-je pas retourner aux tams tams du Mont Royal de tout l’été! Peut-être vais-je devoir oublier mon idée d’assister au Picnic Électronique pour la première fois. Vais-je ne serait-ce pouvoir profiter du beau temps? Peut-être même pas! Quel genre d’horaire j’aurai si je suis choisi? Cinq jours par semaine ou 7 jours sur 7? Si je ne peux plus être à la maison jamais la semaine, comment vais-je faire si je dois faire venir un technicien pour un problème d’Internet ou autre, ou faire livrer un colis? Si ma machine me lâche pendant le procès, à supposer que j’aie du temps pour m’en servir un peu par exemple pour faire de la musique ou jouer à Minecraft, vais-je pouvoir faire venir les pièces qui vont permettre de la réparer, ou devrai-je attendre la fin du procès pour enfin pouvoir recevoir le colis? Il se pouvait ainsi que tout s’arrête pour moi la durée de ce procès.
L’idée selon laquelle il m’aurait fallu présenter cette demande d’exemption par écrit me hanta aussi avec insistance. Il aurait fallu, me chuchota une petite voix, que je sache comment faire ou que j’aie des contacts qui puissent m’aider.
Durant cette période de temps, j’ai aussi eu droit à une initiation à la programmation web plutôt choquante. Plutôt que construire des bibliothèques de fonctions cohérentes et réutilisables, comme fournissent les plateformes Java, .Net et même Python, on trouve plutôt la frustrante tendance à disséminer des bouts de code sur des posts de forums et espérer que les gens vont copier/coller ça et rapiécer comme ils peuvent, projet par projet. Parfois, les bouts de code font une ligne ou deux, mais j’ai vu des solutions impliquant des dizaines de ligne, qu’il fallait bêtement copier/coller depuis un site web. Mon environnement de développement, pour différentes raisons techniques qu’il serait trop laborieux d’expliquer ici (cela pourrait faire l’objet d’un autre article), ne m’offrait aucune assistance pour rédiger mon code, me forçant à chercher de l’information éparpillée sur plusieurs sites web différents, parfois pas organisés de façon à ce que la recherche soit efficace. L’impression que les autres pouvaient naviguer là-dedans plus efficacement que moi me hantait, et se combinait avec le fait qu’il me faudrait trier des milliers de courriers électroniques après le procès, de retour au travail.
L’audience
Vint enfin le jour tant redouté du mardi 21 avril 2015. Malgré toutes mes tentatives de me raisonner, de dissiper ces doutes pour la plupart non fondés, l’anxiété demeurait présente. Au moins, je pus dormir la nuit qui a précédé cette visite au palais de justice.
Me rendre là-bas était supposément assez simple d’après mes recherches sur Google Maps. C’était près de la station de métro Saint-Laurent. Mais ce matin, il mouillait si bien que je me suis ramassé à jongler avec mon parapluie, mon téléphone que je consultais de temps en temps pour accéder à Google Maps et mon sac à lunch amené au cas où ça durerait longtemps. Il y a eu des gens qui circulaient en sens inverse, des voitures qui s’engageaient même quand la lumière était rouge (on aurait dit qu’une a passé proche me heurter), je me suis retrouvé coincé sur le terre-plein dans le milieu d’une rue, il y a même eu un plouc qui avait l’air de klaxonner après moi pour me dire de traverser mais c’était rouge! Les indications de Google Maps ne fonctionnaient pas bien de sorte que je me suis retrouvé sur Saint-Antoine mais du mauvais côté par rapport à Saint-Laurent. Là où j’étais, c’était le 7 (et il a fallu un temps FOU pour le découvrir!) et je cherchais le 10, alors je me suis dit que c’était l’autre côté de la rue. Mais c’était bloqué, encore des travaux, et il n’y avait AUCUN numéro de porte l’autre côté.
C’est finalement quelqu’un qui m’a aidé à me rendre; ce n’était même pas sur Saint-Antoine, plus sur Saint-Laurent en fait, donc l’adresse donnée ne fonctionnait même pas. À bien y repenser, je crois qu’il y a plusieurs entrées, dont une sur Saint-Antoine, une sur Saint-Laurent et peut-être une sur l’autre rue parallèle à Saint-Laurent.
Par chance, le gars qui m’a aidé m’a amené jusqu’au 5e étage où j’avais affaire et nous avons trouvé la salle où je devais me présenter. Là, je me suis mis en file, mais on m’a vu et fait passer en avant. J’ai fini par aboutir dans une salle d’audience où j’ai pris place.
Je me suis remis quelque peu de mes émotions et tenté de lire en attendant que ça commence. J’avais amené avec moi mon ultrabook et l’utilisai pour en apprendre un peu au sujet de Bootstrap, un ensemble de styles et de scripts pour construire des sites Web. Croyez-le ou non, c’est de la lecture légère pour moi!
Après quelques minutes, quelqu’un nous a expliqué que le juge allait bientôt venir nous parler, a demandé à ce qu’on désactive la sonnerie de nos téléphones et enlève toute forme de chapeaux de nos têtes, puis ça a été le juge. On nous a demandé de nous lever pour saluer le juge, puis nous rasseoir. On m’a demandé d’éteindre l’ordinateur que j’avais laissé allumé, posé sur mes genoux, sachant que j’allais me remettre à lire en attendant, après le discours du juge.
Le procès pour lequel j’aurais pu être juré était estimé à DEUX ANS! J’ai cru que c’était une blague quand j’ai entendu ça la première fois. Non, non, deux ans, pour vrai! Les conditions de travail étaient pas si mal au moins: 5 jours par semaine de 9h30 à 16h30, avec lunch fourni, et une semaine de congé par mois, avec un congé durant les fêtes. Mais ça ne m’aurait pas surpris qu’il faille lire d’interminables et indigestes documents de sorte que j’aurais été obligé d’en faire durant les congés pour pouvoir rester à jour. De plus, je serais payé 103$ par jour, en-dessous de mon salaire actuel. Pourrai-je payer mon hypothèque pendant deux ans avec ça? Si tel n’avait pas été le cas, j’aurais été obligé de déménager dans une cage à poule le temps du procès, ce que j’aurais trouvé terrible!
La période de séquestration au moment où les jurés délibèrent était estimée à trois semaines. Pendant la période de séquestration, travail 7 jours sur 7, aucun contact avec l’extérieur.
Il y aurait des centaines, voire des milliers d’éléments à accumuler et m’y retrouver serait une vraie affaire de fou. Combiné à la nature parfois accablante des éléments de preuve, je m’attendais à ce que tout ceci suscite autant sinon plus d’anxiété que mon travail actuel!
Et mon emploi dans tout ça? Eh bien il aurait fallu que je laisse ça de côté et revienne, deux ans après, pour passer des jours voire des semaines à éplucher des milliers et des milliers de courriers électroniques. Cela me montrait avec une exaspérante clarté que le problème maintenant n’était plus technique ou logique mais juste de pouvoir efficacement traiter une quantité effroyable d’informations. À quoi bon toutes ces années d’études et de travail pour en arriver à ce foutu cul-de-sac? Je me le demandai ce matin-là.
Le juge nous a expliqué quelles personnes ne pouvaient pas exercer comme juré: les notaires, avocats, conjoints de notaires, les personnes atteintes d’une déficience ou maladie mentales, etc. D’autres groupes de personnes, comme les 65 ans et plus, pompiers, ministres du culte, infirmes, avaient droit de demander une exemption mais pouvaient si elles le désirent tenter l’expérience. Lorsque le juge eut fini son discours, il a fallu nous lever une seconde fois, puis nous rasseoir.
Pendant quelques instants, je me suis demandé si je ne devais pas aller de l’avant malgré les sacrifices nécessaires. Si le procès avait été moins long, peut-être l’aurais-je fait. Ça ne veut pas dire que j’aurais été choisi, peut-être pas. Mais là, deux ans, et j’ai vu plein de gens sortir de la salle pour aller voir le shérif et donner leurs coordonnées, sans demander l’exemption. Je suis alors resté dans la salle.
On a d’abord demandé aux personnes de plus de 65 ans de se rendre à la deuxième salle d’audience où le juge s’était installé pour traiter les demandes. Je suis donc resté dans la première salle et, après un peu d’hésitation, me suis levé pour aller aux toilettes. Par chance, quelqu’un a pu m’y mener, mais elle ne m’a pas attendu pour revenir à la salle, que j’ai eu du mal à retrouver.
De retour à mon siège, j’ai ressorti mon ultrabook pour continuer à lire. Pour donner une idée à quel point je me sentais dans le flou, je me suis demandé si on n’allait pas me confisquer la machine quand je l’ai rallumée, mais pareille chose n’est pas arrivée. Je me disais qu’au pire, on me la rendrait à la sortie du palais de justice.
Puis est venu mon tour d’aller dans la seconde salle. J’ai à peine eu le temps de prendre avec moi mes affaires pour pouvoir suivre le groupe qui s’en allait là-bas. Je pensais que la salle était adjacente à la première. Eh non. Il fallut marcher un bon bout, descendre des marches et faire la file. Cette fois encore, on m’a permis de passer en premier. Rendu dans la seconde salle, j’ai tenté la demande d’exemption. Je l’ai eue tout de suite avec mon œil qui ne voit pas. Il a bien entendu fallu passer devant le juge pour expliquer mon cas; ça a duré à peine une minute. On ne parlait même pas directement en face du juge mais par l’intermédiaire d’un micro pour que ce soit un peu plus gênant faut croire.
Pour ressortir de là, ça n’a pas super bien été. On m’a guidé hors de la deuxième salle d’audience et puis laissé là, dans une zone centrale. Je n’arrivais pas à retrouver les ascenseurs par lesquels je suis arrivé, mais j’ai fini par localiser des escaliers. Mais rendu en bas, ça n’aboutissait pas à un premier étage avec une porte. Quelqu’un m’a indiqué de tourner à 180 degrés et d’aller tout droit; ça ne fonctionnait pas, aboutissant à un mur avec des téléphones. Enfin, quelqu’un d’autre m’a mené à la porte. Il m’a donné des indications pour aller au métro Place d’Arme, plus proche que Saint-Laurent, mais ça ne fonctionnait même pas non plus!
Après avoir marché un peu, j’aboutissais à un viaduc plutôt que la station de métro. Selon un collègue à qui j’ai parlé de ça au bureau, il aurait fallu traverser plusieurs tunnels pour pouvoir l’avoir. Mais comment j’aurais pu savoir OÙ??? J’ai fini par rebrousser chemin et retrouvé la station Saint-Laurent. Sur le chemin du retour, je me suis rendu compte que je n’avais pas pris soin à l’aller d’établir des points de repère, trop perturbé par la sommation et la pluie. Là au moins il ne pleuvait plus, et j’ai fini par apercevoir les trois lumières rouges disposées verticalement que j’avais vues à mon arrivée. Google Maps bien entendu m’aida aussi. Ainsi, j’ai pu atteindre la station Saint-Laurent et de là, j’ai pu me rendre au bureau et travailler, bien que le cœur n’y était pas tout à fait.
Je me demandais à quoi bon tout ce travail puisque c’est plus important de se diriger dans des lieux inconnus et fouiller parmi une masse sans fin d’informations disparates que faire du raisonnement logique. Oui, cette histoire de procès était réglée, mais il y aurait d’autres déplacements futurs, pour aller voir un spécialiste en cas de douleurs chroniques (j’ai commencé à en avoir dans le cou, alors ailleurs n’est pas à exclure), pour m’acheter une nouvelle machine à sons, pour aller voir un show dans un bar, etc., et à chaque fois, ça risquait de partir en baloune comme ce mardi matin. Je n’ai trouvé aucune solution pour le moment, à part espérer que quelqu’un puisse y aller avec moi. Mais ce mardi-là, qui Diable aurait bien pu puisque tous ceux que je connais travaillent la semaine ou habitent loin de Montréal, surtout en période de pointe.
Bon au moins un souci de moins. Cette histoire me pesait, car je n’avais pas envie de laisser en plan ce sur quoi je travaille. Je n’ai pas trop eu à attendre, non plus. Vers 11h, j’étais de retour au bureau.
Suite à cette mauvaise expérience, j’ai passé du temps à améliorer mon environnement de développement et je crois que ça va aider à être plus efficace. Il faudra probablement aussi que j’améliore l’organisation de mon code. Encore une fois, les détails ne sont pas pertinents ici et pourraient partiellement faire l’objet d’un autre article. Bien entendu, certains détails devront rester confidentiels.