« Ah non! Non! NON! NOOONNN!! » grognai-je, hors de moi, m’efforçant de ne pas exploser et hurler de rage. Je venais de bousiller le costume, déchirant la doublure. Je travaillais là-dessus depuis plusieurs heures, à essayer de confectionner cet habit de gnome commandé pour une fête d’enfant. Le client devait faire son premier essayage le lendemain après-midi et le costume n’était toujours pas prêt. Ah merde! Merde! Pas moyen de trouver d’autre tissu de la même couleur et texture que la doublure. Pourquoi n’en avais-je pas davantage? Je ne comprenais pas! D’habitude, je m’assure toujours de posséder un surplus de tissu au cas où. Pourquoi, cette fois, il en manquait, et au dernier moment?
Tandis que mon cerveau tournait à toute vapeur, tentant de résoudre ce nouveau problème, à mon avis celui de trop, Irma, ma maudite chienne, se remit à japper, japper, japper, japper. Depuis que je l’ai, environ deux semaines, elle ne cesse d’aboyer, jour et nuit! J’ai essayé en vain de comprendre pourquoi, lui ai ordonné de cesser de japper, mais rien à faire, elle recommence toujours. Un jour, je lui ai criée dessus et j’ai eu la paix pour quarante-cinq minutes au lieu d’une demi-heure. Cela m’a valu une visite de la voisine Anna qui est venue me demander de faire moins de bruit. Elle a un chien, pourtant, je lui ai demandée si elle aurait une idée de quoi faire pour Irma, et elle m’a juste répondu de prendre patience ou l’envoyer dans un refuge pour animaux!
Je crois que la prochaine fois, ce sera la police qui viendra, et qui sait s’ils ne vont pas décider de m’emmener au poste. C’est arrivé à mon oncle. Il avait pété les plombs et en était venu à marteler une commode à coups de bâton de base-ball. Ils l’ont emmené et il n’est toujours pas ressorti, depuis trois mois. Ils l’ont transféré dans un asile de fous où il se fait bourrer de pilules.
C’est là, ce soir-là, que je me suis rappelé des paroles de mon grand-père Ramon: « Les chiens, là, ça écoute pas c’qu’on dit. La seule façon de leur faire comprendre de quoi, c’est avec une pelle! Tu jappes: un coup de pelle! Tu jappes encore: un autre coup de pelle. C’est bien important de lui donner des coups de pelle à chaque fois qu’il jappe. Un moment donné, tu vas voir, y va arrêter. » Là, j’étais hors de moi et je la sortis, la pelle. Une grosse pelle en métal pour le jardinage, bien solide! Ramon disait que les pelles en plastique, ça ne fonctionne pas: l’animal n’a pas assez peur. Il ne faut pas seulement que ça fasse mal; l’instant de terreur entre le moment où la pelle est soulevée dans les airs et s’abat sur toi, ça compte aussi. Quand une créature est soumise à la terreur, chaque instant devient plus présent, se grave dans sa mémoire. Une seconde de pure terreur peut représenter, en mémoire, plusieurs secondes d’état normal!
Je me dirigeai vers l’animal qui sembla sentir que quelque chose de vraiment mauvais s’en venait et fit quelques pas en arrière. « T’arrêtes de japper ma maudite! » lui ordonnai-je en esquissant un geste menaçant avec la pelle. Irma poussa un gémissement plaintif, comme pour me demander pardon, et alla se terrer entre le divan et le mur. Peut-être va-t-elle comprendre, me dis-je, abandonnant l’idée de lui faire mal avec la pelle. Mais je gardai ça proche, au cas où. « Tu jappes encore, une seule fois, avertis-je, et je vais t’en sacrer des bons! »
De retour à mon costume, j’essayai de rafistoler la déchirure avec du fil très mince presque de la même couleur que la doublure. Ma machine à coudre se grippa pour je ne sais pas quelle raison, me faisant pousser d’affreux jurons qui auraient fait beaucoup de peine à ma mère. L’aiguille se bloqua, le moteur força, et puis je finis par me blesser au doigt en essayant de réparer ça. « Salopperie! » pestai-je, les oreilles en feu, sur le point de tout casser.
Et puis Irma reprit son incessante complainte! WAF! WAF! WAF! WAF! WAF! WAWAF! WAF! Elle était devant la porte-moustiquaire, tentant peut-être d’attraper ou faire peur à une mouche! Et puis elle se mit à jouer des griffes dans la moustiquaire, y pratiquant plusieurs déchirures. Ah non, pas encore! C’était la troisième fois qu’elle me bousillait la moustiquaire!
À bout de nerfs, je me suis saisi de la pelle et l’ai abattue sur le corps d’Irma, une fois, deux, puis trois. À chaque fois, Irma poussait un jappement et puis reprenait sa crise au point où elle en était. « FERME-LA! » en vins-je à tonitruer, avant de marteler Irma avec la pelle à répétition. Rendu au septième coup, l’animal ne bougeait plus, se contentant de japper, japper, japper, japper. C’est là que quelque chose se brisa en moi. Fou furieux, j’ai fessé avec la pelle jusqu’à ce que Irma ne jappe plus. Mais après, elle ne bougeait plus et je ne sentais plus son cœur. Il ne fallut pas longtemps pour comprendre que j’avais commis une grosse gaffe, celle de ma vie. Je venais de tuer ma chienne. C’était moi qui avais fait ça, et rien ne me disait que je ne le referais pas, plus tard, sur un autre animal ou un être humain.
Maintenant que mon costume de gnome, ma machine à coudre et ma chienne étaient foutus, je ne voyais pas ce que je pouvais faire d’autre qu’aller me coucher. Mais je pus trouver le sommeil, hanté par les jappements d’Irma, ne pouvant cesser de voir, revoir et revoir la scène en moi. J’avais tué ma chienne. Je l’avais tuée à coups de pelle. À coups de pelle. Ma chienne était morte, tuée, à coups de pelle. J’avais tué ma chienne à coups de pelle!
Ok, ok, ok, faut que j’arrête de penser à cette chienne. Le costume, le costume de gnome, peut-on le réparer. Pourrais-je terminer la couture à la main? Oui, peut-être. Il me reste assez du fil pour réparer la doublure. Ça suffira pour l’essayage, après j’aurai une semaine pour trouver du tissu et refaire ça comme il faut. Il faudra redoubler d’effort pour avoir le temps de réparer ça et terminer la finition, peut-être passer une nuit ou deux dessus, mais ça peut encore se faire. Je ne vais pas perdre ce client, et tous les autres à qui il rapportera mon échec si je ne réussis pas.
Oui mais j’ai tué ma chienne. J’ai tué! Je l’ai tué, à coups de pelle. Pelle. Je mériterais qu’on m’en donne, des coups de pelle. J’ai tellement de fois craint que mon grand-père en vienne à ça. Chaque fois que je passais du temps chez lui, il était très strict et autoritaire avec moi. Si je lui désobéissais, il n’hésitait pas à m’empoigner violemment. Il m’a crié dessus et donné un nombre incalculable de fessées. Il me répétait aussi de ne pas parler de ce qu’il me faisait à ma mère, sinon il serait peut-être obligé de la tuer et de me tuer! Un jour, il m’a soulevé de terre et serré le cou, très fort, assez que j’avais du mal à parler. Je crois que si je l’avais suffisamment provoqué, la pelle, il me l’aurait balancée sur la tête à répétition. J’y ai pensé maintes et maintes fois, qu’il ferait ça, et je dois avouer que sa mort, l’année dernière, a été un soulagement pour moi. Je ne l’ai dit à personne, craignant qu’on me juge à cause de ça, mais c’est pourtant la stricte vérité. Tu l’aurais tué, un moment donné, me hurla une voix intérieure, inspirée de celle de Ramon. À coups de pelle! Non! m’objecta. Oui, tu l’aurais fait. Peut-être bien, me rendis-je compte, troublé, angoissé. Ce serait aussi facile de faire du mal à un être humain avec cette maudite pelle qu’à ma chienne.
En sueur, au bord de piquer une incontrôlable crise de panique, je dus retirer mes couvertures. Peut-être la chienne allait reprendre vie. C’était mon seul espoir. Je retournai dans le salon, la pris, la tâtai, la priai, implorai l’aide de Dieu. Peut-être son cœur s’était remis à battre. Non, rien, toujours aucun signe de vie. Je vais probablement faire de la prison, à cause de ça. J’avais entendu à la télé voilà quelques mois que tuer un animal pour rien était un acte criminel passible d’amendes et d’une peine d’emprisonnement. Je ne pouvais dire ce qui était le plus difficile entre savoir que j’avais tué et pouvais le refaire, être certain de devoir passer des mois, voire des années, derrière les barreaux ou savoir que tous ceux que je connais resteraient libres et pourraient à loisir parler dans mon dos. Ma mère dira à ses amies: « Ah si sa femme l’avait pas laissée, ça irait mieux pour lui, ça aurait pas fini comme ça. » Mon frère dira que j’aurais dû abandonner ce travail de tailleur qui me stressait trop pour reprendre les études et m’investir dans un autre domaine où il y avait plus de débouchés. En effet, peu de gens avaient les moyens et le besoin de se faire confectionner un habit ou un costume sur mesure de nos jours. Mais je rappelais avec rage ces années d’études, qui avaient été les plus pénibles de ma vie. Les travaux n’avaient aucun bon sens, les autres étudiants n’étaient d’aucune aide, peut-être parce que je n’ai jamais accepté de prendre une bière avec eux, trop préoccupé par mon nombril et mes études. Sais pas, et je ne veux plus savoir, j’en ai plus qu’assez que ça dépende et que ce ne soit jamais ça, jamais correct, toujours le contraire.
Laissant là Irma à son triste sort, je retournai à mon lit de torture et tentai de me concentrer sur un souvenir heureux. Il me fallut un moment pour en trouver un. On aurait dit que tous les bons moments vécus ces dernières années ne comptaient plus, à cause de ce que je venais de faire. Si je pensais à ma femme, la rupture refaisait immédiatement surface, le jour où elle m’a reproché de passer trop de temps sur mes costumes, m’a donné le choix entre mes clients et elle. « T’aurais pu régler ça à coups de pelle! » tonitrua la voix de Ramon qui avait décidé de s’acharner sur moi depuis que j’avais tué Irma. Si je pensais à mes parents, mon frère, mes sœurs, l’idée qu’ils ne veulent plus me reparler et me revoir à cause du meurtre d’Irma s’imposait à moi.
Non la seule chose qui me fit sourire un peu, c’est le souvenir de ma nièce agaçant son petit chat jusqu’à le rendre malin. Malheureusement pour elle, elle y est allée trop rude avec le félin et l’animal possédait encore ses griffes. Ma nièce s’est ainsi fait défigurer. Est-ce vraiment les miaulements du chat qui se débattait énergiquement ou le fait que ma nièce se soit fait bousiller la figure que je trouve si drôle? Les miaulements, répondis-je, c’était trop drôle voir ce chat crier si fort et se débattre si énergiquement tandis que Giny ne faisait que lui toucher le ventre à répétition. « Non! » hurla Ramon. « T’es content que Giny se soit fait défigurer, parce qu’elle est plus belle que toi et ça a remédié à la situation! J’devrais t’défigurer à coups d’pelle pour avoir pensé ça! » À l’idée que ça puisse être vrai, je fondis en larmes. Je suis un monstre, pensai-je, je souhaite le malheur et la mort à tous, je suis devenu meurtrier ce soir, et voilà pourquoi je suis puni et privé de bonheur.
Peut-être si je réussis à finir ce costume, ça va me sauver. Oui, le costume de gnome, si je peux le réparer, ça va aussi réparer mon esprit fêlé. Ça me semblait, à 3h du matin, le seul espoir qu’il me restait. Je me levai donc, retournai dans mon atelier, allumai le plafonnier et entrepris de coudre à la main le fil pour soutenir la doublure déchirée. Je finis par réussir, mais j’avais super chaud, même la porte-moustiquaire grande ouverte. Je réussis, après deux heures de travail, à préparer le costume pour le premier essayage, mais je me sentais toujours très mal. Le travail ne m’avait pas libéré l’esprit. Il me semblait entendre des jappements et je revoyais sans cesse la scène. J’ai tué ma chienne. Je l’ai tuée, à coups de pelle.
Il n’y aura aucune échappatoire pour moi. Un jour, ça se saura et la police viendra. La police viendra et m’emmènera. J’irai en prison et quand je sortirai de là, j’aurai perdu tous mes clients et ne pourrai plus travailler comme tailleur. Tous mes clients, tous, ils iront ailleurs. Je ne pourrai plus travailler. La police viendra, ils m’emmèneront, m’emmèneront en prison, pourrai plus travailler. Je ne pourrai plus travailler à cause de la sacrée police! Que vais-je faire, ensuite? Il m’a fallu deux ans et demi avant qu’un premier client me contacte. Il me faudra me taper à nouveau cette angoissante attente, à cause de cette maudite pelle, parce que j’ai tué ma chienne. Non, ce serait à cause de la police qui viendra me chercher!
Le désespoir se mua progressivement en fureur. Un moment donné, n’y tenant plus, je repris ma pelle et tapai avec sur mon lit! Puis je la jetai par terre avant de fondre en larmes. J’en étais rendu exactement au même point que mon oncle, fou furax à fesser sur des meubles. La prochaine étape à franchir, ce sera me mettre à crier à pleins poumons en martelant une commode ou une table avec un bâton ou la pelle. La police viendra pour ça et trouvera Irma. Tout sera fini pour moi.
Eh bien, je vais faire en sorte que ce soit fini pour moi avant qu’ils viennent. Pris dans un abîme de désespoir, les larmes aux yeux, à demi conscient de ce que je faisais, je me saisis d’un vieux cordon d’alimentation qui servait pour un ordinateur défunt depuis trois ans, je pris une pince et sectionnai le câble. Ensuite, j’entrepris de dénuder les fils électriques. Voilà, c’était fait, c’était prêt, il ne restait plus qu’à me mettre ça dans la bouche et brancher ça dans le 220V. Ce serait fini dans pas long.
Non, si je fais ça là, personne ne comprendra ce qui s’est passé. On se contentera de radoter que c’est parce que ma femme m’a laissé, parce que je n’ai pas choisi la bonne profession, parce que je suis mentalement instable, etc. Non, il faut faire comprendre à tous que la société est mal foutue. L’Espagne doit changer, ne plus faire de ses citoyens des esclaves du travail et les sucer jusqu’à la moelle. Il doit pouvoir y avoir moyen de mieux apprécier la vie, pas seulement l’endurer jusqu’à la folie. Probablement que plusieurs autres pays devront suivre le même chemin, sinon le monde sombrera dans le chaos le plus total. Tout le monde capotera et criera à pleins poumons et en viendra probablement à fesser partout. Avec des pelles. À cette idée, je ne peux m’empêcher de sourire. Décidément, seul le mal me fait rire. Il est temps d’en finir avec tout ça.
Il faudrait que j’explique tout ça, pensai-je, que j’enregistre une vidéo expliquant tout ça. Mais il faudrait idéalement que la vidéo présente l’instant fatidique où je me mets le satané câble électrique dans la bouche et branche le tout, pour que le message soit clair comme du cristal. Si ce n’est pas enregistré, s’il n’y a pas de témoin, ce sacrifice sera vain, ce ne sera qu’un stérile suicide de plus, ce ne sera dans un an qu’une statistique. Mes proches la pleureront probablement, cette mort inutile et vaine, mais ce sera en vain, toujours en vain. Ramon avait raison: il aurait mieux valu me tuer à coups de pelle! Me tuer à la naissance.
Non, je ne peux pas faire ça. Il faut que je laisse un message clair, et ce n’est pas la bonne façon. Je rangeai donc le câble, mais le gardai proche, prêt, si je change d’idée. Non, mon plan est très très simple. La police viendra un jour, bientôt. Je serai là, mais je ne vais jamais venir avec eux. Je me battrai jusqu’à mort et ils seront obligés de me tuer. Peut-être, oui peut-être, me laisseront-ils en paix plutôt que me tuer. C’est mon dernier, mon seul espoir.
Sinon, je pense que je pourrai réussir mon coup si je plonge ma main dans ma poche et n’ouvre plus le poing après l’en être sortie. Ils me demanderont à répétition de lâcher ce que j’ai dans la main, comme c’est arrivé dans quelques films que j’ai vus. « Non! » répondrai-je. « Tant que j’ai ça, vous approcherez pas! » Je pourrais aussi les menacer: « Obligez-moi pas à vous l’lancer en pleine face! » Un moment donné, ils devront tirer. Je garderai mon poing près de mon cœur. En imaginant la mine perplexe du policier qui trouvera une main vide quand mon poing s’ouvrira après ma mort, l’enquête interne qu’il devra subir, les remords auxquels il sera aux prises, la réaction de ses collègues, je souris enfin. Oui, ce sera ça ma vengeance. Lui aussi perdra son emploi, lui aussi verra ce que c’est ne pas pouvoir travailler et gagner sa vie, être obligé de se taper de nouvelles études en sachant que c’est pour rien!
Mais ça va prendre des jours avant que quelqu’un se rende compte que la chienne est morte et que la police vienne. Je ne vais pas tenir si longtemps, je vais devenir fou avant, ou perdrai le courage nécessaire pour accomplir ce qui doit être fait. J’ai songé les appeler, mais je n’y arrive pas, c’est trop dur. Alors, j’ai pris une corde, j’ai pris la chienne, je suis sorti sur mon balcon et j’ai suspendu l’animal à la corde à linge pour ensuite l’envoyer au centre de la cour. Tôt ou tard, quelqu’un verra, et il appellera la saloperie de police. En attendant, je vais me coucher sur le dos, prendre de profondes respirations et essayer de me reposer, reprendre des forces pour ne pas flancher et faire ce que j’ai prévu de faire. Je veux que ma résolution tienne, je veux que quelqu’un paie pour toute cette merde, mais la fatigue qui me tenaille et m’assaille risque de la faire flancher.
Ça y est! J’ai dormi un peu après avoir écrit. Je me sens un peu mieux que tantôt, presqu’en forme. Je devrais pouvoir le faire. Là ça sonne à la porte. Ils sont là, ils viennent pour moi. J’espère pouvoir tenir le coup et me rendre au bout, réaliser mon plan. Ma résolution est prise, en tout cas, et depuis que c’est fait, je me sens mieux. Mieux que jamais!