Jocelyn était démoli, à bout. Depuis des années, il savait que sa relation avec Annie était vouée à l’échec, en raison d’un vilain défaut qu’il avait. Un parmi plusieurs qu’elle tolérait pourtant jusque-là, peut-être la goutte qui a fait déborder le vase ou le déclencheur. Rappelons que peu de couples résistent à l’annonce qu’un des partenaires est un meurtrier. Le trouble d’accumulation de Jocelyn, comme la vocation de tueur, est-il le déclencheur de la rupture? Ou bien c’est ce problème d’accumulation, la gourmandise, le fait qu’il déteste magasiner, sa mauvaise connaissance des domaines communs tel le sport, les séries télé et les films? C’est un élément ou la somme de plusieurs? Faudrait, selon Annie, que Jocelyn obtienne de l’aide professionnelle pour réfléchir à ça, car elle n’en sait rien!
Jocelyn avait la manie de conserver divers articles, parfois en multiples exemplaires, au cas où ça serve. Mais ça ne servait jamais, en pratique, car lorsque l’objet était désiré, il était impossible à retrouver dans l’immense fouillis organique d’un rangement hâtif et désorganisé. Il possédait un grand nombre de petites vis, provenant de divers ordinateurs désassemblées dont les carcasses inutiles étaient conservées dans un local loué à cet effet. Mais le pire, c’étaient les câbles. Volumineux, parfois longs, certains pouvaient remplir un tiroir, totalement pour rien. Pourquoi garder un câble coaxial de 50 pieds dans le tiroir de la table de chevet quand on n’a plus aucune TV reliée par ça? Les appareils se branchent à présent en wi-fi pour aller y chercher les images dans le cloud plutôt que sur les ondes hertziennes ou depuis le câble coaxial en analogique. Même celui-là a demandé des années de négociation et Jocelyn n’a jamais voulu s’en départir, seulement le couper et en garder une petite longueur. Ce fut, après plusieurs échec et juré beaucoup après ça, qu’il retrouva un autre petit câble coaxial, juste correct, pas cassé, en haut du garde-robe dans le salon. « Mais qu’est-ce que ça fait là? » s’est exclamée Annie, exaspérée. Jocelyn ne sut répondre à la question.
Un jour, Annie en eut assez et lança un ultimatum à son mari. Il devait se débarrasser de tous ces câbles, vis et surtout les vieilles tours d’ordinateur vides, sinon elle le laisserait! Jocelyn, bien choqué de ça, en a presque pleuré. Annie a alors accepté qu’il se départisse d’au moins une vieille tour par mois. Ça a été dur, mais il a fini par abdiquer.
Mais après six mois, ça restait lourd et pénible. Les étagères devraient contenir de beaux livres ou des bibelots. Au lieu de ça, on y voyait pendouiller des câbles pêle mêle. À côté d’un câble USB de type C se trouvait un HDMI vers DVI, un DVI vers DisplayPort, un HDMI vers DisplayPort, un USB, un autre USB, encore un autre USB, et jamais le câble HDMI vers HDMI qu’on voulait! Tout ça dans une étagère à livres dans le salon, parce qu’on n’avait rien trouvé à mettre dedans alors Jocelyn l’a annexée comme espace de stockage.
Alors Annie exigea que ces affreux câbles soient remplacés par des beaux livres. Jocelyn était affligé, presque terrorisé. Comment allait-il trouver un endroit où ranger tous ces câbles sans devoir se débarrasser d’un câble ou jeter autres choses? Chaque séance de tri était longue et frustrante. Bon, un VGA vers DVI, pas sûr, on n’a plus besoin de ça, mais tout d’un coup. Ah un vieux câble à imprimantes parallèle. Ben non, ça ne sert juste PLUS! Ok, celui-là on va le jeter. Mais non, tout d’un coup on trouve une vieille imprimante et on voudra la faire fonctionner pour jouer ou la tester. Ah, je vais le garder. Au final, après près de trois heures, il y avait un, gros max deux câbles, minces pas longs, qui allaient pouvoir être jetés.
Mais un jour, tout changea lorsque Jocelyn trouva LA solution! C’était très simple en fait. Il a suffi de trouver ce site fabuleux offrant des boîtes en carton des dimensions qu’on veut. La boîte était rigide, relativement solide, on avait aussi l’option de faire fabriquer des contenants de taille personnalisée en plastique ou en acier, mais c’était plus cher, pas mal plus dans le cas de l’acier.
Jocelyn avait aussi plusieurs vieux livres sur l’informatique dont il avait du mal à se débarrasser. Il ne valait pas la peine de tout jeter, en plus, car si l’étagère devenait vide, Annie imposerait alors une nouvelle torture à son mari: aller magasiner des bibelots! Quelle horreur! Alors c’était aussi bien de laisser les livres pour ne pas avoir besoin des bibelots.
Mais certains livres étaient vieux et inutiles. Ne pourrait-on pas les remplacer par des boîtes sur mesures, et dans les boîtes, on met les câbles? C’était si génial que Jocelyn en siffla de joie pendant des jours.
Puis vint un gros obstacle: comment faire pour que la boîte ressemble à un livre? Il va falloir prendre le vieux livre et essayer d’en reproduire la couverture. Jocelyn essaya un peu trop, y perdit des soirées à frustrer, puis se rendit compte que ça pouvait être résolu dans la grande simplicité. Il suffisait d’enlever la reliure du livre original et greffer la couverture sur la boîte de format adéquat. Jocelyn dut acheter (et il garda) quelques boîtes avant de figurer les bonnes dimensions pour que ça s’ajuste parfaitement.
Mais ensuite, que faire avec les pages, les nombreuses pages laissées sans couverture? Certains auraient dit de les jeter au recyclage, les centres de dépôts de livres n’acceptaient pas les livres incomplets même si c’était juste la couverture qui manquait, mais Jocelyn trouva mieux. Un soir après avoir trop bu, il alla voir un itinérant qui un bon matin lui avait demandé du papier. Jocelyn arriva, le salua, et puis lui dit: « Tiens, du papier, beaucoup de papier. » L’itinérant fut d’abord terriblement choqué de ce geste, qui lui semblait à prime abord un affront à sa dignité. « Tu t’fous d’moi! a-t-il beuglé. Quessé tu veux que j’fasse avec ça? » Un peu plus et la bagarre éclatait. Dans bien des cas, ça va rester comme ça, et dans les pires, l’itinérant aurait intenté des poursuites judiciaires contre Jocelyn. Mais là au lieu de faire ainsi, l’itinérant eut une idée de génie et garder les pages.
Il a réussi, à maintes reprises, à obtenir de l’argent pour rien, absolument rien. Alors s’il tenait entre ses mains un objet de convoitise, ne pourrait-il pas obtenir plus? Le papier, ça attirait parfois les enfants et les animaux. Certains passants finirent par donner de l’argent à l’itinérant pour avoir les pages de livres. Que les pages soient achetées à l’unité pour nettoyer le derrière d’un chien, en groupes pour permettre à un enfant en pleurs de barbouiller quelque part, ou tout le livre sans couverture pour instruire un curieux, l’itinérant recevait de l’argent, plus que sans papier.
Alors c’est ainsi que Jocelyn préserva sa collection de câbles et sa collection de livres. Annie ne devait jamais découvrir que les vieux livres obsolètes sur Visual Basic, WordPerfect, Windows 95 et DOS abritaient en fait plein, plein de câbles supposés avoir été jetés. Jocelyn craignait que cette découverte mine complètement la confiance qu’Annie avait en lui. Annie avait pris pour acquis que ces câbles avaient été jetés, car il n’y avait aucun endroit connu d’elle où les ranger. Alors à la découverte de câbles à la place des beaux livres, elle aurait pu se sentir trahie la pauvre, et faire tout un drame pour bien peu.
Mais dans cet univers, Jocelyn fut épargné de cette terrible séparation. Il vécut heureux avec sa douce moitié, ils partagèrent de beaux moments et jamais les câbles ne les embêtèrent plus. Ni les livres, ni les câbles, en fait, n’étaient nécessaires, alors il aura suffi qu’ils occupent au total moins d’espace pour sauver la situation. Mais sachez bien que dans d’autres univers pas loin de chez nous, les choses ne sont pas aussi simples et utopiques.