Il aura bien tout essayé

Wow! Quelle soirée mémorable! Ça aura commencé par une bière avec un ami, puis une autre, et puis on a décidé de souper ensemble, mon voisin et moi. Nous avons découvert un intérêt commun pour les sciences, en particulier l’exploration spatiale et avons fini la soirée en regardant de superbes vidéos de galaxies sur sa grosse TV de 72″. C’était sublime! Mais là, la fatigue a pogné et il était temps de rentrer. Fatigué mais souriant, je suis retourné chez moi. La route s’est bien passée, pas très loin à marcher en fait.

Dans les escaliers menant à mon balcon, il a commencé à pleuvoir de petites gouttes. La cage d’escalier était à ciel ouvert alors s’il pleuvait, il m’en tombait un peu sur la tête. Il tombait juste quelques petites gouttes de temps en temps. Mais en fait, ce n’était pas de la pluie, loin de là. Je l’ai su avec horreur quand je suis arrivé à mon balcon. Je n’ai pu retenir un cri.

Il y avait là un homme dans la trentaine, étendu au sol, gisant dans une mare de sang qui suintait dans la cage d’escalier. C’était ce sang qui m’avait goutté sur la tête et mon manteau tandis que je remontais. La blessure au canif, le dude s’étant ouvert les veines là, sur mon balcon, était relativement récente. Figé d’horreur, je ne savais que faire ni penser. Un instant, j’ai songé tasser le corps qui était dans le chemin pour entrer et faire le point, mais j’y ai pensé à temps: valait mieux ne pas toucher au corps, on pourrait sinon me soupçonner de meurtre! Sans plus attendre, j’ai appelé le 911. C’est là que je me suis rendu compte que je tremblais, j’avais de la misère à parler. Sur les conseils de la première répondante à l’autre bout du fil, j’ai tenté de prendre de grandes respirations, suis parvenu à me calmer un peu, assez pour expliquer que mon ancien ami Jack gisait là, sur mon balcon, apparemment il s’était suicidé sur place pendant mon absence.

Les secours furent là en quinze minutes. Tout ce temps-là, j’ai été prostré, incapable de faire quoi que ce soit. Ils ont examiné le corps brièvement, conclu à un décès et les pompiers et ambulanciers ont entrepris la pénible descente du cadavre. Ça a été fait en le chargeant sur une civière, puis un camion de pompier est venu, ils ont fait monter la nacelle le plus possible et ont mis la civière là-dedans. Pendant tout ce temps-là, je n’ai pu cesser de trembler et pleurer. On m’a amené dans l’ambulance, on a essayé de me faire prendre de grandes respirations. « Regarde-moi, respire avec moi. Inspire, expire, inspire, expire. » Pendant que je faisais tant bien que mal les exercices de respiration, un ambulancier prit ma tension artérielle et mon pouls. Conclusion: état de choc, on allait me transporter à l’hôpital.

Il me fallut quelques heures pour me remettre quelque peu de ça, après quoi la police m’interrogea. Par chance, mon voisin put témoigner que j’étais en sa présence au moment de la mort de Jack; j’étais hors de tout soupçon. L’autopsie confirma elle aussi que c’était bien un suicide; Jack s’était ouvert les veines avec un canif, pauvre lui. On a retrouvé dans sa poche une épouvantable lettre de désespoir dans laquelle il accusait sa blonde Rosalie de l’avoir trahi, son frère (moi) de l’avoir bloqué et ne plus l’aimer. « C’est toi, mon meilleur ami, mon frère, qui m’a trahi. Tu m’as tué, alors j’espère que tu vas payer. Depuis tout c’temps, c’Est tout le temps oi qui paie, alors c’est à ton tour! » En plus, le message me reprochait même de ne pas lui avoir rendu sa guitare.

Tout ceci a commencé environ une semaine plus tôt. Jack avait beaucoup de problèmes de toxicomanie: alcool, cigarette, drogues, beaucoup de drogue. Pas juste du cannabis. Champignons hallucinogènes (souvent, beaucoup), acide (de temps en temps selon lui, mais on pense souvent), crack (presque jamais selon lui mais bon…), mescaline, souvent, très souvent. Jack était très mal en point et devenait souvent désagréable. Mais après chaque épisode vraiment intense, il promettait de tout arrêter et se racheter. « Là, j’ai compris. Fini l’alcool, fini la drogue, je vais être sobre maintenant. Je vais vous faire honneur, à Rosalie et à toi. » Rosalie était à bout, mais elle n’avait pas la force de le chasser de chez elle, et elle l’aimait. Outre la drogue, Jack avait un moyen casier judiciaire: plusieurs vols, dont souvent à son employeur (il cumulait plusieurs dizaines de congédiements), possession de stupéfiants, trois enquêtes pour voie de fait contre ses anciennes blondes qui n’ont jamais abouti à une condamnation et probablement autres choses qu’on ne sait pas.

Quand Jack était dans un épisode sobre, qui pouvait durer entre une semaine et six mois, le dernier ayant fait environ quatre mois, lui et moi faisions de la musique régulièrement. C’est lui qui m’a montré à jouer de la guitare et il m’a prêté la sienne après avoir réussi je ne sais pas trop comment à s’en acheter une meilleure. Ma mère pense qu’il l’a volée, la nouvelle guitare, mais on ne peut rien prouver. Jusque-là, je n’osais pas bloquer Jack parce qu’il m’a dit que si je le faisais, il voudrait récupérer sa vieille guitare et je n’avais pas les moyens de m’en acheter une. « Les nouvelles sonnent pas bien », me répétait souvent Jack, pour m’inciter à garder sa vieille au lieu d’en magasiner une neuve. Rosalie, aussi, je l’aimais bien. On s’entendait bien elle et moi et je me doutais bien que couper les ponts avec Jack impliquerait de ne plus la voir.

Il y avait aussi le risque de devoir faire intervenir la police si je devais couper les ponts avec ce fou. Je m’attendais à ce qu’il insiste jusqu’à me rendre fou. L’année passée, il a tellement niaisé un soir que je suis viré barge et je l’ai presque étranglé. Au début, il avait du mal à parler quand je lui ai empoigné la gorge, puis j’ai serré tellement fort qu’il ne pouvait plus respirer et je l’ai menacé de le tuer s’il continuait. Je ne suis pas fier du tout de ça, c’était vraiment idiot d’avoir explosé ainsi, et il pourrait si j’appelle la police porter plainte pour voie de fait contre moi. Je pense disposer d’éléments de preuves contre lui pour qu’il en prenne plein la gueule, mais ce n’est pas certain que ce sera recevable en cour. Une vidéo prise avec un téléphone, ça ne vaut pas très cher, en cour. Nous étions souvent seuls lors des épisodes incriminants, pas de témoin pour corroborer mes allégations; ce sera sa parole contre la mienne et faudra espérer la clémence du juge. Alors si je pouvais régler ça sans police, ce serait mieux je pensais.

Mais ce qui est arrivé la semaine passée dépasse l’entendement. Jack, dans un épisode de délire que je dirais psychotique, s’est d’abord remis à m’injurier, me traitant de grosse torche et de connasse. Je ne m’en formalisais que peu, car ces insultes n’avaient aucun sens. Je peux certes être un con, mais à moins de me faire changer de sexe, je ne deviendrai pas une connasse. Ce soir-là, où c’est allé trop loin, Jack était persuadé que je voulais lui voler sa blonde et a décidé d’essayer de me tuer pour ne pas que ça arrive. Il a tenté de mettre le feu chez moi avec son briquet, a fait semblant de m’étrangler mais l’a presque fait pour vrai, il m’a tiré les cheveux dans le but d’essayer de m’en arracher, puis a fait semblant de me mettre le feu à la tête. Mais cette fois, la flamme a touché mes cheveux et ça s’est embrasé! Je n’ai pu que pousser un horrible hurlement et courir vers la salle de bain pour m’asperger la tête d’eau froide. Le feu a eu le temps de me brûler pas mal tous les cheveux et j’avais de vilaines plaques sur le cuir chevelu après. Il m’a aussi fallu utiliser mon extincteur, parce que le feu était en train de pogner après un mur!

En plus, pendant que je me battais avec ça, Jack riait! C’en fut trop. Je lui ai demandé de partir sous peine d’appeler la police, il a prétendu avoir fait ça pour rire, qu’il m’aimait et n’allait pas me tuer, que ça ne lui dérangeait pas que j’aime Rosalie tandis que deux secondes avant il voulait me TUER parce que j’allais la lui voler! Là, je lui ai donné dix secondes, il m’a supplié, a fondu en larmes, mais quand j’ai pris mon téléphone, là il est parti, tout penaud mais est parti. J’ai malgré tout appelé le 911, les pompiers sont venus voir que tout était éteint et m’ont conseillé d’ouvrir les fenêtres pour évacuer ce qui restait de fumée, puis ça a été tout. C’est après ça que je l’ai bloqué. J’ai aussi prévenu Rosalie, lui ai tout raconté, et lui ai indiqué que j’avais bloqué son chum, si bien qu’on ne pourrait plus se voir probablement. Je lui ai dit que c’était bien ennuyeux. « Je trouve ça très plate, lui ai-je écrit, mais fréquenter Jack était déjà anxiogène depuis plus de deux ans, et là c’est devenu dangereux. Je ne sais pas combien de temps ça va prendre pour guérir de mes brûlures au cuir chevelu, pas même certain que mes cheveux vont repousser après. » Rosalie m’a répondu qu’elle comprenait, et qu’elle allait parler à Jack dans le blanc des yeux. Ça n’avait pas d’allure ce qu,il avait fait là.

Mais lui n’en est pas resté là! Je l’ai bloqué sur Messenger, mais oublié de le bloquer pour les appels. Alors il a appelé, appelé, appelé, appelé, aussi bien sur mon cellulaire que mon téléphone fixe. Il me supplia de lui pardonner, jura de ne plus boire et ne plus prendre de drogue jamais, que là c’était fini. Devant mon refus de le revoir, il devint de plus en plus agressif, m’accusant de l’avoir trahi, me traitant d’hypocrite, prétendant que c’était uniquement grâce à lui que je jouais de la guitare, puis il exigea que je lui rende tout ce qu’il m’avait donné, à commencer par la guitare mais aussi une plante qu’il m’avait donnée l’année passée et qui était en train de mourir selon lui. Mais la plante avait recommencé à reprendre des plumes depuis un mois et avait même commencé à fleurir, contre toute attente. Je ne voulais pas la perdre et je ne savais pas comment procéder pour la diviser.

Les appels ne cessèrent jamais, jusqu’à ce que j’explose de rage et lance le téléphone fixe à bout de bras. Rendu là, j’avais bloqué son numéro sur mon cellulaire, mais je n’avais pas cette option sur le fixe, qui ne servait plus en fait qu’à relier mon système d’alarme à la centrale. Suite à ce déferlement de rage démesurée, qui me valut un trou dans un mur et un avertissement de mon propriétaire suite à une plainte d’un voisin, je suis parti chez mes parents pour quelques jours, le temps d’essayer de faire le point. De là, j’ai appelé ma compagnie de téléphone pour faire annuler mon abonnement, et j’ai contacté ma compagnie de système d’alarme pour évaluer mes options. J’allais devoir payer près de 500$ pour faire installer un module permettant de relier mon système à la centrale par liaison cellulaire. À long terme, ça coûterait moins cher ça que la ligne fixe.

Jack a réussi à ne pas perdre son permis de conduire, on ne sait pas comment. Il s’est toujours fait un mot d’ordre de ne pas conduire avec les facultés affaiblies. La mort de son père lors d’un accident de voiture y a joué pour beaucoup. Il avait six ans lorsque son père saoul est allé le chercher à son cours de natation, et ils ont foncé dans une voiture au retour. Le père de Jack est mort, mais Jack a survécu avec un vilain choc à la tête, et un intense traumatisme qui a nécessité une longue psychothérapie. Pour ma part, j’ai choisi de ne pas avoir de voiture, car ça n’aurait servi qu’à aller chez mes parents de temps en temps. Mais avec Jack qui multipliait ses offres de me mener en voiture, avec risque qu’il se drogue ou se saoule rendu là-bas, compromettant le retour, ou pire le reportant au lendemain avec une nuit de tourments en prime, je remettais régulièrement cette décision en question. « Aye tu vas chez tes parents en fin de semaine? J’pourrais t’amener. », « Aye on pourrait aller marcher dans les bois pour voir les couleurs. », « Aye on pourrait aller dans un auberge avec spa ensemble. », « On pourrait aller ensemble explorer le Québec. », et ainsi de suite.

Alors Jack, dans une désespérée tentative de se racheter, est allé se pointer chez mes parents pour offrir de me ramener chez moi! Oui oui, il a fait ça! Ouf que ça a été épique quand mon père l’a reviré de bord. « Quessé qu’tu fous icitte??? » lui a-t-il lancé. Jack avait comme unique contre-offensive un joint prêt, qu’il offrit à mes parents en gage de paix!!! Oui oui! « C’est trop gentil« , a dit ma mère, un coup Jack parti. Mes parents n’ont jamais touché à ça, et n’avaient pas envie de commencer! J’ai failli repartir avec lui, ça aurait été moins long que rentrer en autobus, mais mon père a été tellement rough avec qu’il est reparti, finalement, non sans nous envoyer chier tous les trois, nous avoir traités d’hypocrites. « C’est moi qui ai sauvé votre gars, sinon y s’rait viré fou! » Et puis il a pissé sur la porte après être sorti!

Quand je suis revenu chez moi, Jack était là, devant ma porte. « Ma blonde m’a laissé, a-t-il pleurniché! T’es mon seul espoir. J’vais rester là, dehors, jusqu’à temps qu’tu m’sauves en m’laissant vivre chez toi. Ce s’ra comme si j’étais pas là, pis j’pourrais t’aider même. J’pourrais t’faire à manger, pis j’pourrais même repeinturer, si tu veux, mais juste si tu veux. Mais ce serait bien repeinturer, ça m’ferait plaisir pis ça t’ferait du bien des nouvelles couleurs. Mais juste si tu veux, j’veux pas être insistant, j’veux pas t’faire de pression. Mais ce s’rait mieux. Ce s’rait mieux. Mais si tu veux pas m’sauver, c’est pas grave, j’vais mourir de faim ou m’suicider, mais ce serait pas grave. Ce serait plate, ce serait pas juste, mais ce s’rait pas grave. Personne m’aime. Pourquoi personne m’écoute? Mais ce serait mieux que tu m’sauves. Ce serait mieux. » Vous voyez le genre? Quinze minutes comme ça, jusqu’à temps que je le contourne et lui ferme la porte au nez, puis il a continué encore, puis radoté que personne ne l’aimait, que ce n’était pas juste, que j’allais avoir sa mort sur la conscience, etc. Comme il ne tentait pas de pénétrer chez moi par effraction, je ne pus me résoudre à appeler la police. Je l’ai laissé là, il est resté couché sur mon balcon, deux jours de temps!

Jusqu’à ce jour où je l’ai trouvé mort.

Pendant des mois, je ne pus cesser de penser à ça et me demander si j’aurais pu faire mieux que ça. Si je n’avais pas mis mon téléphone en Ne pas Déranger tandis que j’étais avec mon voisin, parce que ça ne cessait de sonner, appels scam en chinois à répétition, j’aurais vu la mise en garde de Rosalie et peut-être on aurait pu empêcher le suicide. Jack, pendant que j’étais parti, est retourné voir Rosalie. Dans un excès de rage, il s’était mis dans la tête que sa voiture était à lui, que c’était à cause de lui qu’elle l’avait, que sinon elle aurait cessé de conduire s’il n’avait pas été là, alors il exigeait de l’avoir. Elle a refusé, il a insisté, elle a crié, il a crié, ils se sont battus et elle l’a mise dehors sous peine d’appeler la police. Elle aussi avait des choses à se reprocher, plus que moi en fait. Un soir, tandis que Jack était viré fou, elle lui a abattu une casserole sur la tête et l’a menacé de l’asperger d’eau bouillante pour qu’il se calme et prenne son trou. Elle n’était pas fière du tout d’avoir pété les plombs de même, et craignait une poursuite en justice si elle décidait de porter plainte. Et Jack lui avait répété plusieurs fois: « Si tu m’trahis grosse conne, m’a t’trahir moi aussi! »

Bien que la logique lui disait que le suicide de Jack était en fin de compte la meilleure conclusion à tout ceci, je ne ne pus m’y résoudre. Il me fallut consulter un psychologue pour me remettre de ça, et je faillis en faire une dépression. Cela me valut un arrêt de travail de plusieurs mois et en fin de compte, il me fallut me résoudre à déménager. Revoir mon balcon, où le drame avait eu lieu, me faisait pleurer presque à chaque fois. Je ne pus m’en remettre.

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