Le vain entêtement

Jacob s’effondra sur son divan, exténué. D’abord, la journée de travail l’a laissé aussi épuisé que désillusionné. À quoi bon travailler sur un montage de film tandis que la guerre qui fait rage menace de tout raser, tout détruire? Eh bien peut-être la guerre allait-elle finir et fallait être prêt pour sortir notre film, le plus vite possible, ou bien un film peut offrir un certain soutien moral en temps de guerre pour aider les gens à tenir, ne pas abandonner. Mais toutes ces raisons intellectuelles ne suffisaient pas à Jacob pour ressentir une réelle motivation à travailler. Bang! Chaque bombe, chaque tir, le ramenait à la dure réalité: le monde dans lequel je vis est sur sa fin, je vis en ce moment mes derniers instants, et les passe à travailler sur quelque chose qui n’a jamais, n’a pas et n’aura jamais plus de sens!

Mais ce qui a déraillé l’esprit de Jacob, c’est la conversation qu’il venait d’avoir avec ses parents. Inquiets pour lui, ils l’encouragèrent, en fait le sommèrent, à retourner vivre chez eux, à Saint-Basile, tandis que Jacob habitait Montréal depuis plus de quinze ans. Non, ton père ne peut pas venir te chercher, il va venir. La mère de Jacob avait décidé, avant d’appeler, que son fils s’en venait à la maison! Là, c’en était trop! On aurait dit, dans l’esprit de Jacob un peu obtus et confus, que ce genre de propos s’était répété au fil des années et son esprit ne les avait pas tous captés, ou traités, et là, ils faisaient surface, en force. Jacob avait l’impression de s’être fait avoir, de s’en être fait passer de petites vites, par tous. Ceci, bien que futile en soi, est nécessaire pour que Jacob en vienne à exploser et faire ce qu’il va faire ensuite. Un battement d’aile qui va brasser beaucoup de merde sans pourtant affecter à l’échelle macroscopique du cosmos.

Jacob ayant décidé de s’entêter, il passa la soirée et les deux jours suivants chez lui. Il n’osait plus sortir pour marcher, de peur de piler sur une mine anti-personnelle que sa mère était sûre qu’il y avait partout, tandis que les soldats n’en plantaient que dans le centre-ville ces temps-ci, et lui habitait Côte des Neiges. Samedi, il passa la journée à galérer après un jeu qui, sans le déplaire complètement, le fit bien frustrer. Il travailla sur un sculpture qu’il finit par jeter par terre, fou furieux, tanné de gosser sur ça en vain, c’était trop laid déjà à la base. Mais c’est quand le courant tomba, dimanche matin, que Jacob poussa un cri. Depuis sa dernière conversation avec sa mère, il dormait peu, et s’inquiétait de plus en plus par rapport à son sort. Il lui semblait entendre sa mère lui répéter qu’il serait mieux de s’en venir, que son père viendrait le chercher, que ça ne servait à rien de s’entêter. Chaque événement désagréable lui rappelait cela encore plus, même si chez ses parents, l’événement aurait quand même eu lieu.

Jacob a atteint le fond du baril quand on a frappé à sa porte en après-midi. Bang! Bang! Bang! Un instant, il crut que c’était son père qui était venu pour l’amener de force! Son état d’anxiété était tel ces derniers jours qu’il avait imaginé plusieurs fois lui tenir tête s’il agissait ainsi, voire le menacer avec un bâton! Jacob a honte d’avoir eu de telles pensées, mais il ne peut pas nier qu’elles se sont formées en lui. L’acceptation de ce genre de pensées, sans les juger ni bonnes ni mauvaises, est un processus difficile que peu atteignent, et non sans des années de méditation. Et il ne suffit pas de l’atteindre, mais encore faut-il le maintenir, et des épreuves anxiogènes comme une guerre suivant une pandémie, ça n’aide pas à accepter ses pensées sans les juger ni bonnes ni mauvaises. Et c’est sans compter la patience qu’il faut pour arriver à cette acceptation, qui fait gravement, limite pathologique, défaut à Jacob. Alors ce qui suit, on pouvait s’y atteindre.

Depuis le début de cette guerre que Jacob juge stupide, ce dernier n’a pas fait que se plaindre et stresser. Il a tenté, à sa façon, comme lui faire se peut, de se préparer. Il était prêt à se battre si les soldats se pointaient à sa porte comme c’est arrivé partout, comme sa mère lui rappelle que ça va arriver s’il reste là, parce que sa mère, elle essaie de le convaincre de venir vivre avec elle et son père, depuis le début de la guerre, depuis des mois. Il a fait des recherches et a constaté qu’il pouvait se procurer les ingrédients manquants pour fabriquer des bombes fumigènes. Il en a obtenu depuis quelques semaines et en a testé une dans un parc.

Bang! Bang! BANG! La porte sortit de ses gonds. Elle livra passage à trois hommes baraqués, munis de matraques. Ils jetèrent un regard désapprobateur sur Jacob qui fut d’abord surpris et tétanisé par la peur. L’un des soldats débita de quoi incompréhensible sur un ton autoritaire. Pour Jacob, ça lui semblait un mélange de russe, de cantonais, d’allemand et peut-être de japonais! Ces soldats auraient mieux aimé pouvoir visiter cette résidence sans que son occupant ne soit encore là, probablement pour voler tout ce qu’il restait à voler et le ramener au camp pour soutenir l’armée. Pour Jacob, c’était comme si ces soldats-là, eux aussi, lui demandait de retourner vivre chez ses parents! Inutile, rendu là, d’écrire, que Jacob était presque rendu fou, mais faisons-le pour la précision.

On ne sait pas qui envahissait le Canada exactement. Ils se disaient des humains. Ils étaient si en désaccord avec notre mode de vie ou nos actions sur la scène internationale qu’à partir d’un certain point, ils avaient cessé de nous considérer comme des êtres humains. EUX étaient la quintescence de l’humanité et étaient venus pour faire de nous des esclaves soumis, et prendre possession du continent américain. La Russie? La Chine? L’Inde? Un assemblage de tout ça? Peut-être des extra-terrestres impliqués là-dedans? Toutes les hypothèses étaient sur la table, de façon non officielle, mais personne ne savait rien. Les soldats arrivaient sans blason de leur pays, leurs armes provenaient de partout, leurs véhicules n’arboraient aucun drapeau. Nous sommes humains, vous pas ou plus, on n’a pas à s’identifier comme une nation devant des non humains!

Jacob savait ce qui s’en venait. C’était arrivé ailleurs, et bien entendu sa mère le lui avait répété, pour tenter de le convaincre de s’en venir, au point de lui faire péter un câble, plusieurs fois. Mais quand Jacob a su que c’était vrai, que c’était à son tour, il a d’abord crié et failli fondre en larmes, laissant les soldats l’attacher avec des tie wraps, le baillonner, pour ensuite TOUT casser chez lui, TOUT, et prendre tout ce qui pouvait être pris. Ensuite, le gars est laissé attaché, et parfois il réussit à se libérer, souvent pas, et meurt.

Mais là, Jacob décida que c’était non, pas lui, pas cette fois. Il prit un objet qu’il tenait attaché à son cou, cria et le lança en direction des soldats. La petite boule se brisa au contact du sol, libérant de la fumée, beaucoup de fumée. Les soldats, surpris, firent un pas en arrière et l’un toussa. Jacob connaissait par coeur la disposition de son appartement, et il avait pratiqué la manoeuvre quelques fois, surtout après que le courant ait tombé, le privant de son jeu frustrant mais un peu salvateur. Il bondit d’abord vers la porte patio où il prit le bâton qui servait à la tenir verrouillée. Son ancien ami avait maintes fois mis en évidence la futilité de ce bâton: au troisième étage, peu viendraient et celui qui serait décidé, il casserait la vitre bâton ou pas. Mais ses parents mettaient un bâton alors… Ok alors là Jacob prit le bâton, le leva bien haut, ce qui était un petit peu d’énergie gaspillée, et puis il fonça vers le bruit de toux. Il rata d’abord sa cible, mais le deuxième mouvement d’arrière vers l’avant fit abattre le bâton droit sur la tête d’un soldat. On aurait espéré un beau craquement sinistre, mais ce fut un TOC à la place. Jacob était prêt à ce que les soldats aient un casque. Sans attendre, il envoya un coup de pied où il avait entendu l’impact du bâton. Le soldat bougea à peine. Vêtu d’une armure corporelle, le pied de Jacob ne lui fit pas grand-chose. Désespéré, Jacob tenta le tout pour le tout: coup de poing au visage. TOC! Visière! Pendant ce temps-là, le deuxième soldat avait repéré Jacob et lui asséna un premier coup de matraque. Les deux autre soldats lui prêtèrent main-forte et tabassèrent Jacob jusqu’à mort. Cela ne dura pas très longtemps, mais ça parut une éternité pour ce dernier. Jacob mort, les soldats vidèrent son appartement et y mirent le feu. Celui-là, on va en faire un exemple.

L’armée ennemie avait depuis longtemps pris le contrôle des médias. Ceux qui avaient encore le courant passaient le plus clair de leur temps rivé à leur écran de TV de toute façon. On pouvait ainsi gaver leurs esprits de tout et n’importe quoi. Ceux qui n’avaient plus de courant partaient presque tous en auto voire ceux qui avaient du courant, et se river devant la TV! Oui oui, tous des brebis qu’on pouvait joyeusement soumettre par le grelot médiatique. Alors on diffusa en direct l’agression contre Jacob, on mit en gros plan son visage meurtri, on fit entendre ses gémissements, et on diffusa l’incendie, pour que tous sachent que quiconque résiste va le regretter.

Les parents de Jacob avaient encore du courant, et regardaient eux aussi la TV, pour savoir au moins le peu qu’on pouvait savoir, pour continuer de se tenir au courant, parce qu’il ne restait que ça à faire, outre attendre et aller chercher les rations chaque semaine. En plus de pleurer, les parents de Jacob, quand ils apprirent ce qui était arrivé à leur fils, s’en voulurent pour ne pas avoir réussi à convaincre leur fils de s’en venir. Mais ils n’eurent pas à se faire du remord bien longtemps. Les soldats ennemis vinrent. Le père de Jacob a voulu se battre lui aussi, mais ils l’ont tué vite fait bien fait, et ont attaché la mère qui n’arrêtait plus de pleurer, et ont tout, tout, tout cassé. Même si Jacob avait fait ce qu’il fallait faire, selon ses parents, il serait mort lui aussi, au pire de faim, incapable de se détacher après le départ des soldats.

Peut-on faire mieux que ça? Peut-on faire en sorte que ce soit moins vain? Est-ce que Jacob aurait pu mieux exploiter le temps entre sa dernière discussion avec sa mère et l’arrivée des soldats? Aurait-il pu aller chercher des informations ou mieux, des alliés? Peut-être, si Jacob s’était libéré de ses limites artificielles et préjugés, mais peut-être pas, aussi.

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