Lorsqu’on a eu de la chance, c’est que les choses auraient pu tourner de façon totalement différente. Selon certaines théories quantiques, lorsqu’un événement se produit avec une certaine probabilité, il se crée un univers parallèle où l’événement s’est produit, même si ici, dans notre monde, il n’est pas arrivé. La technologie actuelle ne permet pas de voyager entre ces univers, mais l’esprit, lui, le peut. Voici un tel univers parallèle, que nous allons visiter plusieurs fois à des moments différents.
Pas trop convaincu, un peu blasé par tous ces essais infructueux d’incorporer des notions de théorie musicale dans ce logiciel de plus en plus bancal, j’exécutai pour la troisième fois la batterie de tests. Cette fois-ci, je n’obtins aucune erreur si bien que je démarrai le logiciel. Il y eut à nouveau des dérapages, le ventilateur de mon laptop démarra à fond la caisse, la machine cessa de répondre, tout se figea encore, me faisant grogner de fureur pour la énième fois déjà ce matin. Au même moment, on frappa à la porte, probablement ma mère pour me demander de faire moins de bruit. « Quoi? » demandai-je, me doutant de la réponse. « Ça va être prêt à dîner, » me dit ma mère.
Cela voulait dire encore une autre épreuve. D’abord, il me fallait me saisir de mes béquilles, que j’avais mises proches de ma chaise, et puis entrepris de me lever. Pour ce faire, je mis d’abord mon pied gauche dans la béquille et mis tout mon poids dessus, puis entrepris de mettre mon pied droit dans l’autre béquille. J’essayai ensuite de me lever, plaçant les deux béquilles sous mes aisselles. Je perdis une nouvelle fois l’équilibre, ça arrivait souvent, mon poids tomba du côté droit, m’arrachant un horrible cri de douleur. « Prends ton temps » me conseilla ma mère, tandis que j’essayais de ramasser mes béquilles et me relever, m’appuyant sur ma table de travail pour y arriver. La table craqua son désaccord, menaçant elle aussi, comme tout le reste, comme tous sauf ma famille, de me lâcher. Après cette frustrante tentative, je parvins à tenir debout sur ces damnées béquiles, faire deux pas, et je vacillai encore! Cette fois-ci, ma mère parvint à me retenir, m’évitant une douloureuse chute au sol.
Je tenais sur mes béquilles tandis que ma mère ouvrait la porte de ma chambre dans laquelle je m’étais enfermé pour éviter que mon chat, en convalescence avec moi chez mes parents, ne courre partout dans le sous-sol et brise tout avec ses griffes. « Non non non non! » s’énerva maman, empêchant de justesse le chat de se faufiler par la porte ouverte. Il s’essayait presque à chaque fois, assez qu’on avait installé un pot de chambre pour que j’aie moins à sortir.
Ce chat nous en a posé des misères depuis mon accident. D’abord le jour où cette voiture m’a écrasé le pied droit, ce jeudi 15 juin 2023, ça a été tellement long à l’hôpital pour de simples radiographies que je me suis inquiété à son sujet. Lui restait-il assez de nourriture? Est-ce que son bol d’eau était plein? Le couvercle de la toilette étant fermé, pour ne pas qu’il y colle plein poil, il n’avait pas accès à cette inépuisable réserve de secours. Par chance, mes parents sont passés par chez moi pour aller vérifier, avant de venir attendre avec moi à l’hôpital. Je leur ai pourtant dit que ça ne valait pas la peine de venir attendre, que j’allais les prévenir lorsque j’aurais des résultats, mais selon ma mère, ça ne se faisait pas de ne pas venir. Ça a été une bonne chose finalement, car je commençais à trouver le temps long en sale, seul dans cette salle d’attente en compagnie de gens qui toussaient, avaient du mal à respirer, soulageaient tant bien que mal un enfant en pleurs, etc.
Lorsque le diagnostic est tombé, fracture multiple au pied droit nécessitant au moins trois semaines de repos complet, avec le pied dans le plâtre, j’étais exaspéré. Je ne pourrais pas réussir à rester seul chez moi, au troisième étage. À centre-coeur, j’ai dû accepter de retourner vivre dans le sous-sol chez mes parents. Il a bien fallu y amener mon chat, qui ne resterait pas seul chez moi tout ce temps. Juste le mettre dans la cage a été difficile pour mes parents, car l’animal sentant cela venir s’est enfui, caché, a craché et même griffé pour ne pas entrer dans la cage. Ça a pris plus de vingt minutes le faire entrer là-dedans et rendu dans la voiture, il n’arrêtait pas de grogner. Malgré le désaccord de mes parents, après m’être assuré que les fenêtres étaient fermées, j’ai sorti l’animal de la cage pour le flatter et il a fini par se calmer un peu.
Mais ce chat n’a eu de cesse, on dirait, de faire le plus de dégât possible, rendu chez mes parents. Mon père a installé une barrière pour qu’il reste au sous-sol, mais mon chat a réussi à la franchir! Il parvenait à grimper dedans et sautait par-dessus, puis s’en allait aussitôt gratter le divan en cuir dans le salon avec ses griffes! Il a fallu plusieurs versions de la barrière, c’était presque rendu une porte à la fin, mais il ne pouvait pas franchir la version finale, se contentant de se poster devant et pousser de petits miaulements plaintifs. Le vieux divan-lit en bas y passa, lacéré de griffes de façon presque systématique. Le chat brisa les moustiquaires des fenêtres pourtant fermées, s’amusa tellement avec les stores dans ma chambre qu’il en cassa des lattes, gratta le bas des murs jusqu’à arracher de la peinture, fit tomber un beau bibelot en bois, grugea des câbles du cinéma-maison et vint à bout, plusieurs fois, en pleine nuit, de faire tomber de gros objets, provoquant un boucan de tous les diables. À chaque mauvais coup, pris sur le fait, il nous regardait avec des yeux taquins et poussait de petits miaulements, avant de s’enfuir et se cacher quelque part. « Tit monstre! » ne cessait de dire ma mère.
Un jour, c’en fut trop, le divan si je me rappelle bien, ça a été la goutte. Ma mère, tannée, s’est décidée à essayer de lui couper les griffes. Elle m’a demandé de le prendre et le tenir, ce que j’ai fait. Mais dès que ma mère approchait avec le coupe-griffe, le chat se cabrait et essayait de se sauver. J’ai fini par trouver une façon de le tenir assez solidement pour qu’il ne se sauve pas, mais quand ma mère a coupé une première griffe, le chat est viré comme fou, a crié au meurtre, craché et l’a mordue au visage! Oui oui! On ne comprit jamais pourquoi ça n’a pas fonctionné. Ma belle-sœur est venue quelques jours plus tard et les lui a coupées sans problème, les griffes! Elle pense que j’aurais serré trop fort et le chat a eu peur.
Mais même après la coupe de griffes, mon chat continua à faire le tannant. Un jour où je montais souper, il a réussi à se faufiler avant qu’on ne referme la barrière, est monté et s’est caché. On n’arrivait pas à le trouver. Puis BANG! Il a fait tomber une plante dans le bureau! Là, c’en fut trop, ma mère ordonna que je laisse ce chat dans ma chambre.
La montée des marches était un exercice éprouvant, mais je trouvais ça poche manger seul dans le sous-sol comme j’avais fait la première semaine. De plus, selon mon physiothérapeute, il fallait que j’essaie de marcher un peu régulièrement. Ça allait m’aider à retrouver ma mobilité plus rapidement. On ne savait pas encore si on allait pouvoir sauver mes orteils ou pas, mais mon médecin et mon physiothérapeute étaient confiants que je pourrais marcher de nouveau d’ici la fin de l’été, au pire avec une prothèse. En attendant ce jour qui me semblait bien loin, pour monter et descendre, je devais utiliser mes béquilles et me tenir après la rampe, que mon père avait solidifiée trois fois déjà, après qu’elle ait lâchée. Mon père se mettait derrière pour m’attraper si la rampe lâchait encore, ma mère en avant, et on réussissait comme ça à me faire monter ou descendre, que ce soit pour manger ou aller à un rendez-vous de physiothérapie qui ne pouvait pas se faire à distance pour des raisons aussi multiples qu’absurdes. Quelle horreur tout ça!
Le travail dans tout ça? Il a pris le bord en fin juin. À bout, vraiment tanné, j’ai décidé de devancer mes vacances d’une semaine. C’était la version officielle, car j’avais en tête d’obtenir un arrêt de travail le plus long possible, un congé sans solde ou juste donner ma démission. J’attendais d’être de retour chez moi pour en finir avec ça, parce que je craignais le courroux de mes parents si je cessais de travailler pour de bon, une option de plus en plus sur la table tellement j’étais déprimé.
Tandis que je dînais, on sonna à la porte: une livraison pour moi. C’était sans doute le nouveau laptop que je m’étais commandé voilà une semaine. Il y avait un super spécial sur le modèle que je convoitais depuis des lustres mais que je trouvais cher pour une machine secondaire. Depuis l’accident, j’utilisais un laptop acheté en 2019, depuis chez mes parents, n’ayant pas envie qu’on débranche, trimballe et rebranche ma grosse machine de table laissée chez moi. Le laptop commençait à donner des misères, parfois lent, parfois manquait de mémoire, le disque un peu trop petit. J’ai failli entreprendre le remplacement du SSD, mais quand j’ai vu le spécial, j’ai dit fuck off et acheté le nouveau laptop à la place.
Après le dîner, je suis descendu avec ma boîte pour ouvrir ça. En fait, c’est mon père qui a descendu la boîte et je me suis occupé de ma carcasse, c’était déjà assez. Chaque fois, je passais proche tomber. Mon père envisageait installer une rampe ou un treuil pour construire un espèce d’ascenseur de fortune, mais ma mère trouvait que ça ne valait pas la peine, puisque ça allait finir mon affaire, d’ici quelques semaines.
Avant de déballer mon laptop, je dus mettre de la glace sur mon pied, qui faisait super mal parce que j’ai marché dessus une fois en me levant pour aller dîner et une autre fois dans les marches que j’ai encore failli débouler. Depuis l’accident, je n’avais plus aucune autre sensation dans le pied droit que de la douleur. Si je me touchais les orteils, je ne sentais rien. Mon gros orteil, en fait, je l’avais perdu, broyé par la roue, mais on aurait dit qu’il était encore là selon mon cerveau. On va voir dans quelques semaines si j’arrive, avec la réadaptation, à marcher sans, sinon va falloir une prothèse. Mais même avec la prothèse, ça va être difficile, car je n’aurai pas de sensation dans ce faux orteil de fortune.
La chose faite, je retournai dans ma chambre, ouvris la boîte et examinai la bête. Wow! Le laptop était super léger et avait l’air solide. J’allumai ça et l’écran était super brillant, le clavier répondait super bien et le ventilateur ne faisait presque pas de bruit. Deux fois plus de mémoire et d’espace disque que l’ancien laptop, et compatible Thunderbolt 4 pour un transfert USB maximal. J’ai passé l’après-midi à configurer mes affaires sur la machine et me suis émerveillé de la qualité de sa conception, ne cessant de pousser de jubilatoires sifflements et me frotter les mains de satisfaction.
Rendu en soirée, j’avais réinstallé mon environnement de développement. Plusieurs choses demeuraient à configurer, mais le logiciel de musique, je voulais l’essayer sur mon nouveau laptop le plus rapidement possible. Et là, comme par magie, tout se mit à fonctionner. Ce n’était pas seulement le nouveau laptop mais aussi le travail acharné de ces derniers jours. La nouvelle machine aida, car davantage de mémoire que la vieille, et le nouveau processeur permettait plus de parallélisme, quoiqu’il me fallut modifier un peu mon programme pour en tirer parti.
J’ai passé la soirée de mardi, 4 juillet, à m’amuser avec ça. Bien que j’étais prisonnier de mon corps, en raison de cette blessure si bête, mon esprit put, pour la première fois depuis deux semaines, gambader librement dans le monde musical créé par un synthétiseur logiciel, une station de travail de musique numérique et ce petit logiciel de mon crû palliant partiellement mes lacunes au piano. Ce que j’ai obtenu, ce soir-là, était à cent lieues de ce que j’ai pu faire dans le passé.
Le lendemain, on aurait dit que mon pied faisait un peu moins mal. Ça a mieux été monter et descendre les marches. Ma sœur et ses enfants sont venus nous rendre visite et ma nièce a fait un dessin sur mon plâtre, c’était très drôle. J’ai montré mon logiciel de musique à mon neveu qui a été fasciné, a voulu comprendre comment ça fonctionnait et avait même l’air intéressé par le code, mais on n’a pas eu le temps de creuser dans les détails. La semaine prochaine, on va aller dans un chalet toute la famille. Depuis ma blessure, ce séjour en campagne ne m’enthousiasmait pas du tout, mais là, un instant, la perspective que peut-être, lors de ces deux jours, je réussirais à apprendre à mon neveu les bases de la programmation, me donna espoir que ce sera cool ce séjour-là.
Cet espoir fut de courte durée, tué presque dans l’œuf en après-midi par une vive douleur dans la plante de pied. Je dus recommencer à prendre de la morphine tellement ça faisait mal. Probablement que jouer au crocodile avec les petits, ça a été trop. C’était fragile comme ça.
Il ne faut pas interpréter cette fin comme mauvaise. Cela montre simplement l’impermanence des choses. L’espoir s’en va, revient brièvement, puis repart comme il est venu, un peu comme mon chat qui, des fois, pas souvent depuis son confinement dans ma chambre, sort de sous mon lit, se laisse flatter un peu, ronronne, puis retourne se cacher le reste de la journée. C’est plus la nuit qu’il sort et vient m’embêter dans mon lit, puis retourne par terre. C’est ainsi, que veux-tu.