Découragé, je m’effondrai sur le divan, pack de gel sur le pied qui faisait mal plus que d’habitude depuis ce matin. Ce séjour familial dans un chalet, à Saint-Philémon dans la région de Chaudière Appalaches, allait être un peu ennuyeux vu ma blessure au pied droit, mais au moins, ce serait plus plaisant en famille que seul chez mes parents où j’étais en convalescence depuis trois semaines, ne pouvant plus monter et descendre les marches sans risquer d’aggraver ma blessure.
Nous sommes arrivés au chalet dimanche 9 juillet, en fin d’après-midi. Ça a été un peu pénible monter les marches pour aller du sous-sol où on entrait vers l’étage principal, mais la chose faite, je pouvais rester sur l’étage où j’ai pris une chambre qu’il y avait là. Les jeunes enfants partageaient une chambre au sous-sol avec deux lits superposés, et les plus grands occupaient des chambres au troisième étage, où il y avait aussi un hamac. Je ne tentai jamais de gravir les marches menant là, car ce serait trop difficile pour rien. C’était bien triste, car j’aurais bien voulu essayer le hamac.
Assis dans le salon ce lundi, je me suis demandé s’il existait un univers parallèle où je n’ai pas été blessé au pied et où j’ai pu me coucher dans le hamac au moins une fois. En ce moment précis, j’avais le choix entre penser à ça ou observer la douleur qui ne diminuait pas beaucoup. J’espère qu’il ne faudra pas retourner attendre à l’hôpital pour une autre radiographie, pensai-je, ou une autre prescription de morphine.
Au moins, j’avais accès à la terrasse, où je pouvais m’asseoir et prendre l’air. Le spa, par contre, il fallait oublier à cause de mon plâtre. C’était triste à en pleurer de ne pas avoir pensé à ça, on aurait pu m’installer un plâtre amovible ou quelque chose qui peut aller dans l’eau, ça existe, ma nièce en a eu un, mais peut-être ma blessure ne le permettrait pas. Tout ce que je pus faire, c’est regarder les autres y aller et me demander si des doubles de moi, dans d’autres univers, pouvaient en profiter contrairement à moi.
Ce lundi-là, c’était prévu que nous allions explorer le parc du massif. Évidemment, une randonnée dans les bois, même sur des sentiers plats, était hors de question pour moi dans mon état, alors je dus rester au chalet, avec mon frère et sa femme qui préféraient se reposer. Lorsque les autres furent partis, nous avons jasé, mon frère, ma belle-sœur et moi, puis ma belle-sœur fatiguée est retournée se coucher tandis que mon frère est allé dans le spa un peu puis monté lire dans le hamac.
Ne sachant que faire, pas envie de me casser le cou à lire avec mon laptop pendant trois heures de temps, je suis allé dans ma chambre chercher mon Magic Drum, cet instrument formé à partir d’une bonbonne de propane et doté de sept touches accordées pour jouer des notes différentes. Avant de m’amuser un peu avec ça, je demandai à mon frère dans le hamac si ça le dérangeait, et il me dit que non. Alors les yeux fermés, je commençai à taper sur les touches avec une de mes deux mailloches. Je me rendis compte que si je frappais trop fort, le son était étouffé tandis que si je ne frappais pas assez fort, le son était trop faible. La force optimale pour obtenir une belle vibration est légèrement différente pour chaque touche. Trop occupé à lire, à écrire, à faire mes repas, aller marcher, travailler, etc., jamais je n’ai pris le temps de m’asseoir et juste explorer ça. Dans ma chambre chez mes parents, je n’osais pas m’amuser avec mon Magic Drum qui est resté un bon bout de temps chez moi en fait. On est allé le chercher avant de partir pour le chalet, parce que j’espérais que les enfants allaient jouer avec.
Par moments, on aurait presque dit que l’énergie vibratoire entrait en phase avec mon corps, aidant à soulager ma douleur. Inspiré, je me mis à accompagner la vibration du mantra universel le plus simple qui soit: ommmm. Ooooommmmmmmmmm. J’y suis allé tellement intense avec ça que j’en ai oublié ma douleur un moment donné, mais c’est revenu en force dès que j’ai arrêté de chanter. « Faudrait que tu continues à faire Om, à l’infini, suggéra mon frère. » Ouin, pensai-je, pas sûr que les autres vont aimer… Se pouvait-il que si j’avais la patience de chanter des mantras et taper sur le Magic Drum pendant des heures, je pourrais guérir? Mon esprit logique a des doutes, l’enfant en moi rêve que peut-être ça pourrait arriver.
Mon frère a commencé à aimer le son de mon instrument, est descendu et m’a demandé s’il pouvait essayer. Il s’est mis à jouer des beats là-dessus et c’est devenu pas mal intéressant. « Aye ce serait quasiment le fun qu’à soir, suggérai-je, tu joues du Magic Drum et chantes, comme hier. » Mon frère était hésitant, car il s’était fait une ampoule la veille. Il me dit qu’il allait y penser, mais que je ne devais pas me faire trop d’attentes.
Peu après, les explorateurs furent de retour pour un diner bien mérité. Ils ont tous bien aimé leur expérience et sont revenus juste à temps, évitant le pire de la pluie qui s’abattit sur la région. On pensait trouver dans ce parc quelques sentiers et une rivière, mais il y avait là en fait des kilomètres de pistes pour la randonnée pédestre et le vélo, un parcours d’hébertisme, un petit château avec un labyrinthe pour accéder aux tours, des cavernes et un village médiéval. Ils n’ont pas pu visiter tout ça, tellement il y avait de stock. On pourrait y passer une semaine, juste dans le parc.
Je ne pus me retenir de penser à comment les choses se seraient passées si je n’avais pas été blessé au pied ce jour-là. Je serais sans nul doute parti avec le reste de ma famille pour le parc du massif où j’aurais au moins pris un bon bain de nature. Ça fait toujours du bien. J’aurais marché dans les bois, enjambant comme je peux des racines, abaissant mon centre de gravité au besoin pour descendre des pentes sans me retrouver au sol. Est-ce que le parcours d’hébertisme était conçu pour les enfants seulement ou assez solide pour les adultes? Aurais-je osé réessayer, comme quand j’étais petit, de m’agripper à des cordes pour traverser un pont de bois qui branle ou escalader une paroi verticale comportant des prises pour les pieds? Aurais-je été capable de traverser le labyrinthe? Comme on m’a raconté, il fallait franchir une échelle pour monter au second niveau, redescendre, remonter et enfin avoir accès au troisième étage où il y avait les quatre tours. Il a fait chaud en plus pendant qu’ils étaient partis. J’aurais sans doute fini trempé de sueur, mais je ne peux cesser d’imaginer quel plaisir ça aurait été, mais aussi quelle frustration incroyable j’aurais ressentie si j’étais resté coincé dans le labyrinthe tandis que tous les autres avaient réussi à monter, ou si je n’avais pas pu traverser le pont de cordes que tous auraient négocié facilement.
L’après-midi fut long un peu. Il pleuvait dehors si bien que nous sommes restés à l’intérieur. J’ai joué un peu de Magic Drum, mais les gens finirent par se lasser et me demander d’arrêter. Deux de mes nièces ont dessiné sur mon plâtre, remplaçant l’œuvre précédente par une image abstraite pleine de couleurs et de courbes. Les enfants ont joué ensemble et quelques personnes se sont amusées avec une console de jeux. Les dernières fois que j’ai tenté de jouer à Mario, je n’ai pu que me faire tuer dès le début et frustrer; je ne voulais pas imposer ça à ma famille.
Après le souper, j’ai écouté un petit film avec les enfants. Puis la fatigue s’ajouta à la douleur de sorte que tout ce je pus faire, c’est aller me coucher. Les autres s’amusèrent à un jeu de société qui ne me plait pas beaucoup de toute façon. En temps normal, le bruit m’aurait empêché de dormir, mais cette fois-ci, je sombrai rapidement dans le sommeil. Je fus réveillé par un cri, je ne sais pas ce qui s’est passé exactement et j’étais trop fatigué pour essayer de le savoir. Je finis par retrouver le sommeil et lorsque je me réveillai à nouveau la bouche sèche, il était 4h du matin. Rendu là, je dormis par bouts, plus ou moins bien.
Le lendemain matin, les adultes étaient peu bavards tandis que les enfants jouaient comme d’habitude. Il a dû se passer quelque chose la veille pendant que je dormais. Est-ce que le cri que j’ai entendu est lié à ça? Est-il même réel? Peut-être un jour j’apprendrai les tenants et aboutissants de tout ça, quand la poussière aura retombé. La douleur, au moins, avait diminué, et la fatigue aussi. Le retour fut long et ennuyant, mais bon, c’est la vie.
C’est ainsi que malgré tout, je passai une belle fin de semaine. Peut-être le fait de n’avoir eu aucune attente a évité d’amères déceptions et m’a permis d’apprécier le moindre petit moment de joie. Les instants sans douleur ont été brefs mais remplis d’une grande richesse me donnant accès à une lucidité inégalée depuis des années.
Ce mercredi après-midi, je suis allé dans la cour profiter du beau temps. J’ai essayé plusieurs fois la thérapie à base de Magic Drum et ça ne fonctionne plus. Ça a l’air que ça pouvait fonctionner une seule fois, il fallait en profiter, et ne pas m’attendre à revivre la même expérience.