Le dialogue

De retour chez moi, je rangeai mon achat. Il ne fallait pas crier sur tous les toits ce que je venais de faire là, car je risquais la visite de la police. Cela faisait une semaine que j’étais de retour chez moi. Mon pied allait mieux, on a enlevé mon plâtre et la réadaptation en physiothérapie se passe raisonnablement bien. Il me faut encore marcher en béquilles pour être sûr, mais je peux m’appuyer brièvement sur mon pied, ce qui me permet de monter et descendre les marches. Difficilement, parfois avec douleur, mais je le peux, maintenant.

Depuis qu’il s’est sauvé une fois, chez mes parents, mon chat veut toujours retourner dehors. Régulièrement, il miaule dans la porte patio, jusqu’à ce que je me décide à lui ouvrir. J’ai dû rappeler la vétérinaire pour le faire vermifuger et il manquait quelques vaccins pour bien le protéger contre les contaminants provenant des oiseaux. Il va falloir le vermifuger à chaque mois, ce que je redoute un peu. Maintenant que la dose a été établie, je peux en théorie le faire moi-même, mais la vétérinaire a eu beaucoup de misère; l’animal est devenu comme fou, s’est débattu, a craché et miaulé. Parait que je vais pouvoir réussir si j’y vais très lentement et calmement, mais ça va être une affaire de fou. Ma mère a suggéré qu’on le fasse ensemble, mais j’aimerais bien réussir seul, éventuellement. On verra, j’ai encore quelques semaines avant que ce soit le temps à nouveau.

Alors là je m’ennuyais un peu. Avec les anti-dépresseurs que mon médecin m’a prescrits, je me sentais plus fatigué et la solution, c’était encore et encore de me reposer, mais je n’arrivais pas à dormir le jour alors c’était long sans fin. Un peu tanné, j’ai voulu m’offrir une petite évasion. Il y avait là, dans le quartier, un magasin de champignons magiques qui ouvrait ses portes de façon éphémère, avant que la police ne débarque dedans et le force à la fermeture. Le magasin a changé d’emplacement trois fois déjà, et là, il était relativement près d’un endroit où je me rendais en marchant et d’où je pouvais m’approcher en métro. Alors un bon après-midi, j’y suis allé et j’ai acheté quelques affaires pour expérimenter. Je revenais justement de là, ayant établi comme stratégie de ne parler à personne de mes achats, à part peut-être à mon frère, et encore.

Avant de faire ma petite expérience, j’ai rappelé ma mère qui voulait savoir comment ça allait. Elle est bien inquiète depuis que je suis revenu à la maison; des fois je pense qu’elle aurait mieux aimé que je reste chez elle encore un peu, le temps d’être guéri complètement. De ma blessure au pied ou aussi de ma dépression? Peut-être les deux. La chose faite, j’ai repris mon sac de champignons et en ai pris quelques-uns. Puis je me suis installé pour lire. Mon chat est revenu de sa petite promenade, me ramenant un oiseau mort. Beurk! Cela arrivait souvent. Je ne savais trop que faire avec ça. Quand je recevais un tel cadeau, je le jetais dans un ancien plat de crème glacée et parfois, le chat revenait jouer avec, parfois pas. Quand ça fait trop longtemps, les oiseaux morts, ça pue et faut s’en débarrasser. Tout ce que j’ai trouvé comme solution, c’est les congeler puis les jeter. On n’est pas supposé jeter des animaux morts, mais je ne savais pas quoi faire d’autre avec.

Lorsque je me levai pour aller me prendre un verre d’eau, je me sentis tituber un peu et dus prendre appui sur ma table de patio qui sembla ployer sous mon poids. Un instant, on aurait dit que le sol se dérobait sous mes pieds et que j’allais m’effondrer face contre terre, mais je repris vite possession de mes moyens. Un instant, on aurait dit qu’il y avait un halo lumineux à la place de la moustiquaire, semblable à un champ de force dans les films de science fiction. J’ai pensé que je pouvais le traverser. Le « champ de force » n’offrit que peu de résistance; c’est après que je constatai que perdu dans un délire, je venais de défoncer ma moustiquaire que j’allais devoir remplacer un moment donné. Un peu choqué de mon coup, je ne pus retenir quelques jurons, avant d’aller chercher mon verre d’eau.

Renonçant à la lecture, qui me faisait cogner des clous, je me suis dit que faire un peu de musique allait me faire du bien. Mais au moment de m’asseoir à l’ordinateur, je trouvai mon chat couché bien tranquille sur ma chaise de bureau.

  • Tu sais que tu devrais te reposer au lieu d’encore perdre de l’énergie avec l’ordinateur, me sermonna une voix venant… de ma chaise!
  • Euh quoi? T’es où? T’es qui? demandai-je, un peu perplexe.
  • Ben j’suis là, sur ta chaise, pis je sais que t’as envie de m’agacer un peu. Mais je sais que tu sais que si tu m’agaces trop, je vais te griffer et te mordre, alors tu y vas doucement. Mais je sais que tu veux me tripoter, me mettre la tête en bas et me chatouiller le ventre jusqu’à temps que je miaule.
  • Oui c’est vrai que c’est drôle faire ça, mais je veux pas te rendre malin comme la chatte de mes parents.
  • Merci d’au moins essayer.
  • Mais comment ça tu peux parler? demandai-je. C’est probablement les hallucinations causées par les champignons.
  • J’ai toujours pu parler, tu pouvais juste pas entendre, répondit… mon chat. Et probablement que l’effet du poison que tu as pris estompé, tu m’entendras plus alors faut qu’on se parle aujourd’hui.
  • Il me reste encore des champignons. Je vais pas tout gaspiller ça.
  • Mais je sais que tu ne voudras pas prendre ça régulièrement juste pour me parler. Mais va falloir que tu les passes vite. Je sens que tes parents, s’ils découvrent que tu as ça, vont appeler la police par inquiétude pour toi.
  • Ça se peut.
  • Je te dirais de pas tout manger ça trop vite. Trouve des gens à qui en donner.
  • Ouin, c’est ça que j’pense moi aussi, approuvai-je. Alors qu’est-ce que tu as à me dire? m’enquis-je.
  • J’ai été de l’autre côté, dans un univers semblable au nôtre, où tu as évité cette blessure au pied, m’annonça mon chat.
  • Les médecins ont dit que le pied sous la roue comme c’est arrivé, protestai-je, la blessure que j’ai eue était inévitable.
  • Mais ailleurs, dans l’autre univers, ça ne s’est pas passé comme ça, expliqua le chat. Mon propriétaire ne sait pas pourquoi, peut-être la chance, peut-être la voiture s’est arrêtée quelques centimètres avant, mais il s’en est sauvé.
  • Alors il a évité l’arrêt de travail, la convalescence chez ses parents et tout? Ah dis-moi pas qu’il est en arrêt chez ses parents lui aussi? supposai-je, inquiet.
  • Non non, il est encore chez lui, avec moi, me rassura mon chat.
  • Avec toi? Avec ton double de toi dans l’autre univers? précisai-je.
  • Non, avec moi. Je suis aux deux endroits en même temps, affirma le chat.
  • Hein? fis-je, perplexe.
  • Essaie pas de comprendre, pas dans ton état.
  • C’est vrai. Attends je vais enregistrer, si ça te dérange pas.
  • Vas-y.

Sur ce, je démarrai ma caméra Q2N capable de capter son et image dans la pièce.

  • Alors comme ça, repris-je, mon double pas blessé a pu éviter l’arrêt de travail. Donc comme j’ai pensé, cette blessure-là était l’affaire de trop et sans ça j’aurais été correct.
  • Oh non, pas du tout, affirma le chat sur un ton de mise en garde. Ton double sent l’arrêt de travail s’approcher, chaque semaine, voire chaque jour.
  • Alors que fait-il? m’enquis-je. Il s’en va dans le mur impuissant un peu comme j’ai fait ces derniers temps?
  • D’abord, il lui faut apprécier chaque petit moment. Regarder la lune dehors, me flatter un peu, faire de la musique même si ça sonne souvent épouvantable. Il y a eu un soir où j’ai failli en miauler tellement ça agressait mes oreilles, mais je me suis retenu, au moins pendant ce temps-là il souriait et n’était pas choqué.
  • Mais c’est déjà ce que je fais. Et on est vraiment tout le temps choqué à ce point-là?
  • Non, admit mon chat, mais des fois ça donne l’impression. Les colères, peu importe la fréquence, font oublier les bons moments qui deviennent de plus en plus insignifiants. Ça dépend toujours sur quoi on accorde notre attention.
  • Alors je dirais que mon double a poussé plus loin la méditation?
  • Peut-être, ou je dirais qu’il a mieux appliqué les enseignements de la méditation.
  • Ah oui, admis-je, pendant les séances de méditation, on se concentre sur la respiration, mais dans la vie courante, on va utiliser cette pratique pour concentrer son esprit sur autres choses, comme ce moment joyeux mais bref plutôt que laisser la colère tout engloutir.
  • Oui, ça se tient, admit mon chat. Mais peut-être l’exercice physique l’a aidé, ajouta-t-il. Il a continué, contrairement à toi, à marcher et nager. Il a pu aller à quelques spectacles, aussi. Je l’ai entendu parler à sa mère du Piknic Électronic, je sais pas trop ce que c’est, mais ça m’a l’air terrible, un endroit où de la musique qui agresse les oreilles joue en permanence? Ouf. Mais si lui fait du bien, tant mieux.
  • Est-ce qu’il voit un thérapeute mon double? demandai-je.
  • Non, répondit le chat, mais il sait qu’il peut compter sur le programme d’aide aux employés, au besoin, et avec ça beaucoup moins de chances de finir avec un thérapeute sur la rive sud. C’est en partie ça qui vous tape sur le système, en venir à devoir chaque semaine prendre l’autobus pour la rive sud, au point de se fatiguer et en venir à déménager là-bas. Tout ce que tu peux faire pour traiter cette inquiétude-là va t’aider à tenir.
  • J’imagine que le chalet en famille ça lui a fait plus de bien que moi, aussi, supposai-je. Il a pu profiter du spa, est allé dans la forêt j’imagine.
  • Ah je ne sais pas ce qui s’est passé là-bas, avoua mon chat. Je l’ai entendu dire que le voyage de retour a été bien long, mais je ne suis pas convaincu que c’est juste ça. Il a eu la mine basse pendant trois jours après ce retour-là. Il dit qu’il y a eu de bons moments, mais ça a mal fini, et a trouvé ça loin pour ce que ça a apporté. Pourtant, il doit y avoir là-bas de grands espaces où courir et surement que je pourrais te ramener de beaux oiseaux si j’étais là-bas.
  • Ouin justement les oiseaux morts, ça ne me sert à rien. Tu devrais les laisser dans le gazon en bas, ça va mieux se décomposer que sur mon balcon.
  • Ok je pensais que tu aimerais ça y gouter. Tant pis pour toi, ça va m’en faire plus. » Je ne pus réprimer un frisson à l’idée de manger un oiseau que mon chat s’est mis dans la bouche!
  • Est-ce qu’il y a autre chose? m’enquis-je. Ça me semble mince pour éviter l’arrêt de travail.
  • Je ne comprends pas tout malheureusement et vous ne verbalisez pas tout, admit mon chat, un peu désolé. Vous avez l’air d’écrire plein de choses, mais je ne peux pas lire, malheureusement.
  • Si je mettais une clé USB autour de ton cou, est-ce que tu pourrais l’amener l’autre côté?
  • Non, je peux pas physiquement me promener entre les univers. C’est une autre version de moi l’autre côté, pas encore de collier au cou, parce que j’ai pas réussi à m’enfuir encore. Vous ouvrez pas la porte patio assez grand et j’ai peur de me faire coincer la queue dans la porte si j’essaie de me faufiler quand vous entrez ou sortez. Mais j’y pense et un jour, je vais essayer, il la verra pas venir. Mais c’est le même esprit pour les deux corps.
  • Alors on n’a pas grand-chose, mais j’aimerais te transmettre de quoi pour lui.
  • Oui, mais pas certain qu’il pourra l’entendre, contra le chat. Il faudrait qu’il prenne des champignons lui aussi. Mais ça se peut que vos esprits soient communicants, si mis en phase d’une façon ou d’une autre, alors dis toujours. Il semble que tout ce que vous pouvez faire pour réduire les doutes, ça va aider. Toi par exemple, tu te demandes si sans blessure, tu aurais profité d’un meilleur été tandis que lui, de l’autre côté, se demande s’il ne devrait pas reprendre la musique avec son ami qui l’a déçu encore et encore.
  • Ouin, celui-là, j’y pense encore moi aussi. J’ai longtemps pensé que tout, chez moi, me faisait penser à lui, et que passer du temps loin de chez moi allait aider à moins y penser. Mais non, ça n’a pas aidé beaucoup. Là-bas, j’y pensais moins. Rendu ici, c’est revenu. Quand je suis allé chercher les champignons tantôt, je pouvais pas cesser de l’imaginer avec moi. Mais une chose fonctionne, une: changer ma perception.
  • Comment?
  • J’ai toujours cru que le Seigneur, dans sa grande sagesse, m’avait donné comme mission de sauver ce gars-là, et pendant plus de deux ans, je me suis acharné à ça comme une tâche au travail. Mais si, pour le sauver, il fallait que je m’éloigne de lui? Tant que je suis là, il a espoir que je sois son filet de sécurité, que je le ramasse s’il s’écroule, et il se laisse aller. Seul, il va devoir se prendre en main, apprendre à ne compter que sur lui-même, et là, seulement là, il sera sauvé.
  • Mais ta première version, que ton seigneur t’a demandé de le sauver, toi, reste bonne, non?
  • Une interprétation vaut pas mieux que l’autre, quand on y pense, répondis-je, à moins que Dieu me dise en personne non, t’es pas dans la bonne voie. Je peux choisir sur quelle interprétation me concentrer, et laisser l’autre s’affamer.
  • Et c’est peut-être ça que ton double devra faire, pour continuer à travailler.
  • Oui, chaque réalisation, si petite soit-elle, peut sembler d’un point de vue insignifiante mais de l’autre cruciale. Sans feedback extérieur, les interprétations se valent et on peut choisir sur laquelle se concentrer, comme on décide d’accorder son attention à un moment joyeux plutôt que laisser la colère au premier plan. Comme en méditation on se pratique à se concentrer sur la respiration, dans la vraie vie on choisit ce sur quoi on concentre notre attention pour nous apporter du bien-être et non nous détruire.
  • Oui, tout ça se tient, approuva le chat, mais comme tu dis si bien, le tout sera de le mettre en pratique.
  • Ouin, ça va être plus facile à dire qu’à faire, admis-je.

Sur ce, mon chat poussa un petit miaulement, se cabra, prit peur et sauta de ma chaise. À ce même instant, un horrible mal de tête me prit. Je dus m’étendre un peu sur mon divan le temps que ça passe. Pas super bon, les champignons, et il m’en reste plein. Je n’aurais pas dû acheter. Ouille, bon sang que ça fait mal. Et c’est quoi ces petits points lumineux au plafond? Ah non, des flash, à présent, les yeux fermés! J’espère que ça ne va pas me bousiller la vision pour toujours. Ce serait très triste. Sur ce, je pris plusieurs verres d’eau et passai le reste de la journée couché, à observer ce feu d’artifice hallucinogène.

Aux nouvelle soir-là, ils ont annoncé que durant l’après-midi, le magasin de champignons avait subi une nouvelle descente de police. Cette fois, tous les clients sur place avaient été arrêtés, fouillés et ceux qui avaient fait des achats feraient face à des accusation de possession de stupéfiants. Ils risquaient des casiers judiciaires, voire des petites peines d’emprisonnement. C’est avec un frisson que j’ai constaté à quel point j’y avais échappé belle. Peut-être si j’avais été dans le magasin une demi-heure plus tard, j’aurais été pris dans le filet policier. Un casier judiciaire pourrait, je le sais, être catastrophique pour ma carrière. J’avais honte de moi, car je trouvais que ce que j’étais allé chercher là-bas ne valait pas la peine de prendre ce risque-là.

En soirée, je me sentais un peu mieux, mais une grande fatigue s’était emparée de moi. Je suis allé m’asseoir sur mon balcon et pris l’air un peu, ça a fait du bien.

Tout en contemplant la lune presque pleine ce soir-là, je me suis demandé si en ce moment mon double regardait la même lune, au même endroit, ou pas. Est-ce la même lune ou deux lunes différentes, au même endroit sans l’être vraiment? Est-ce que comme mon chat, je partage le même esprit que mon double? Dans ce cas, je devrais pouvoir percevoir ce qu’il vit et inversement, mais ce n’est le cas que partiellement.

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