Voici la triste histoire de ma fin. En un après-midi, j’ai sérieusement hypothéqué mon avenir. Je ne suis même plus certain de pouvoir travailler dans mon domaine et pouvoir voyager. Jusqu’à date, les membres de ma famille acceptent toujours de me parler, mais ils ne réalisent peut-être pas la gravité de ce que j’ai fait. Ils pensent peut-être que le policier a exagéré, mais non, c’est bel et bien vrai.
Ça faisait deux semaines que je galérais comme un porc au travail. J’avais plusieurs clients pour lesquels le budget ne balançait pas ou il y avait des éléments ambigus dans leurs états de compte et personne ne parvenait à me répondre. Il fallait souvent attendre plusieurs jours et relancer plusieurs fois avant qu’enfin quelqu’un s’attaque au problème, essayant de retracer cette facture manquante ou investiguer sur cette dépense de plusieurs centaines de dollars accompagnée d’aucune justification. J’en vins à fulminer et à me demander si certains clients ne trempaient pas dans la corruption, mais porter de telles accusation aurait été un grave manque de professionnalisme qui aurait pu sérieusement entamer ma crédibilité. Je le savais et c’est pour ça que je me retenais de les proférer, mais j’y pensais souvent, et ça me minait. Un jour, craignais-je, ça va sortir, ça va exploser. Je vais traiter un client d’incompétent ou l’accuser de corruption, et ça va me coûter cher, peut-être un procès même.
Je ne peux pas croire que ces futiles problèmes auraient pu suffire à me faire plonger comme je l’ai fait. Il y avait aussi mon logiciel de comptabilité qui était super lent depuis la dernière mise à jour et ma souris qui commençait à faire des double-clics à répétition. Mon clavier se mit même de la partie, commençait à répéteeeeeerrrrr la même touche sans fin, jusqu’à ce que je vire fou!
S’il n’y avait que ces clients avec des données incomplètes demandant une vérification comptable et ces problèmes techniques intermittents, je crois que je m’en serais tiré à meilleur compte. Mais ces mêmes clients exigeaient que je procède rapidement à la vérification et tout délai, même s’il venait de leur côté, était jugé intolérable. On me répétait souvent que d’autres comptables avec qui mes nouveaux clients avaient fait affaire signaient les vérifications bien plus rapidement que moi et que jamais personne n’avait eu de problèmes. Pour remplir ces demandes, qui semblaient de moins en moins sérieuses mais pourtant importantes pour conserver ma réputation, il m’aurait fallu faire entorse à mon éthique professionnelle, couper les coins ronds, ce que même un client osa me recommander de faire. C’est un peu comme si on privait un programmeur de logiciels de la possibilité d’appliquer les méthodes qu’il a apprises durant ses études, qu’on obligeait un policier à travailler sans arme ni voiture de patrouille, ou on interdisait à un médecin d’utiliser son stéthoscope. Ça finit que la colère monte et peut devenir incontrôlable.
C’est cela qui m’est arrivé ce lundi, 13 novembre 2023. C’était si frustrant que j’en vins à pousser des cris de rage et à casser des trucs dans mon bureau. Fort heureusement pour mes collègues, j’étais en télétravail, mais mes voisins entendirent tout, se tannèrent et appelèrent la police.
Alors ça a sonné, j’ai ouvert un peu anxieux et quand j’ai vu le policier, mon cœur a failli cesser de battre. J’ai tâché de rester calme et posé. J’ai promis que j’allais cesser de crier, mais ça n’a pas suffi. Le policier voulait m’emmener à l’hôpital. J’ai refusé, il a insisté et c’est là que la panique s’est saisie de moi. Il me fallait terminer ma journée de travail et ce policier allait m’empêcher de finir.
Fou furax, n’y voyant plus clair, je me suis saisi d’une bouteille de vin vide que j’avais laissé traîner sur le comptoir, après un souper avec un ami la veille. Je la pris, la levai bien haut, poussai un affreux cri de fauve et l’abattis avec toute la rage accumulée depuis des années sur la tête du policier. Cela se fit très vite, le policier n’eut pas le temps de réagir. Cela produisait un craquement sec, puis des bruits de verre, et le policier s’est effondré au sol. J’ai bien cru que je l’avais tué.
J’ai d’abord été paralysé de terreur, ne sachant plus que faire ni penser. Puis à contre-coeur, j’ai composé le 911 pour signaler mort d’homme. J’étais sûr qu’il était mort. « Je l’ai tué! », ne pouvais-je cesser de répéter. Puis j’ai fondu en larmes.
On a envoyé les secours, transporté le policier blessé sur une civière et on m’a passé les menottes. Penaud, rongé de remords, plié en deux, ne pouvant cesser de pleurer, je n’ai offert aucune résistance. J’étais en état d’arrestation pour voie de fait armée sur un policier, et ça pouvait se transformer en homicide involontaire, voire meurtre au deuxième degré, d’un moment à l’autre; ça dépendait si le policier que j’avais amoché en lui cassant une bouteille sur la tête allait s’en sortir ou pas!
Je fus mené en prison où je dus passer la nuit, avant de comparaître devant le juge qui allait décider si j’allais pouvoir être libéré en attente de mon procès. Comme je n’avais aucun antécédent criminel, on a jugé que je ne représentais aucune menace pour la société alors on m’a libéré sous conditions: couvre-feu, pas le droit d’entrer en contact avec la victime, une caution de dix mille dollars, etc.
Le policier s’en est sorti, mais il a eu plusieurs éclats de verre dans le crâne et une commotion cérébrale. Il va être en arrêt de travail pendant plusieurs semaines et a porté plainte pour voie de fait armée, alors c’est certain qu’il y aura un procès et tout.
Vu la gravité de l’agression, c’est peu probable que je m’en sorte sans dossier criminel. J’ai perdu mon emploi à cause de ça et ça va probablement être difficile de trouver autre chose, même lorsque les procédures seront terminées. Tout ce que je peux espérer, c’est ne pas faire de prison, mais faudra pour ça faire plusieurs heures de travaux communautaires, entreprendre une thérapie pour la gestion de la colère et faire de généreux dons à des organismes qui aident les victimes d’actes criminels ainsi qu’à la police. J’estime que toutes mes économies vont y passer, si on ajoute à ça les frais d’avocat.
Tous mes amis, qui ont appris ça par moi ou dans les médias, ont cessé de me parler. Même mes parents, sur le coup, ont songé couper les ponts avec moi. Ils ne pensaient pas que j’étais comme ça, aussi vilain. Ils avaient prévu, à Noël, nous offrir à mon frère et à moi un voyage en famille dans le sud. À cause des procédures judiciaires, il m’était interdit de quitter le pays à présent, et ce n’était pas certain que je serai admis dans certains pays, à cause de mon dossier criminel que je vais avoir sans aucun doute. Mes parents ont décidé de faire le voyage quand même, avec mon frère, sans moi. Juste ça j’ai trouvé ça terrible.
Je ne suis pas fier de moi. Je crois qu’il ne se passera aucun jour, jusqu’à ma mort, sans que je regrette ce déferlement de furie totalement injustifié et démesuré. Quelle tristesse! Je me dis parfois que je serais aussi bien mort, mais mourir serait lâche. Le vrai courage, ça va être, chaque matin, me regarder dans le miroir, et faire face à moi-même, le méchant que je suis, la mauvaise personne que je suis devenue, et tenter d’au moins faire mieux, d’être un peu meilleur, même si à présent je suis quelqu’un de mauvais, un criminel.
La morale de cette horrible histoire, c’est de prendre des pauses du travail régulièrement, pour ne pas laisser la furie s’amplifier au point de devenir incontrôlable, et si jamais c’est rendu au point où la police est dans la porte, suivre sans histoire est la seule façon de limiter les dégâts.