C’était triste mais c’était ainsi. En raison de l’inflation, j’ai dû me résoudre à vendre ma moto. Le coût annuel du permis et même des assurances n’avait cessé d’augmenter ces dernières années, et mon salaire ne suivait pas. Il fallait que je sacrifie de quoi pour continuer.
Alors j’ai mis en vente ma moto sur plusieurs sites Internet, et j’ai vite eu des acheteurs qui ont répondu. Mais beaucoup n’étaient pas sérieux. D’abord, j’ai eu plusieurs trolls qui m’accusèrent d’avoir fait des erreurs volontairement dans ma description. Un « connaisseur » me dit que le modèle que je proposais n’était pas disponible dans la couleur sur la photo et m’accusait d’avoir falsifié la photo, ce qui n’était pas vrai! Un autre me demandait de fournir un rapport d’inspection tandis que plusieurs me demandaient de baisser le prix. Pendant une semaine, je dus négocier avec ces trolls et ces « acheteurs » qui auraient voulu, en fait, que je la donne, ma moto.
Puis j’ai eu des acheteurs plus « sérieux » qui ont voulu voir ma moto avant l’achat. Dans plusieurs cas, on me posait des lapins. Un gars m’a fait attendre deux heures avant d’enfin m’écrire pour me dire qu’il ne pouvait plus venir. Une dame est arrivée en retard d’une heure et aurait voulu que je m’occupe de son bébé pendant qu’elle va essayer la moto, sans moi! Puis il y a eu ceux qui voulaient que je me déplace pour aller leur montrer la moto. L’un d’eux m’a demandé de baisser le prix ou repeindre toute la moto. Un autre était persuadé que le réservoir à essence était pour percer et voulait que j’en mette un neuf avant de la lui vendre.
C’est seulement après plus de deux semaines que j’eus enfin un premier acheteur. Le gars semblait sérieux, m’a demandé de venir à Boucherville pour lui montrer la moto, j’ai accepté craignant qu’il n’annule la vente sinon, et il semblait toujours intéressé. On a convenu de payer par virement Interac.
Le soir même, j’avais un courriel indiquant que l’acheteur avait effectué une demande de transfert de fonds, et un message texte me confirmant que la demande venait bien de lui et que je n’avais qu’à l’accepter et aller lui porter la moto. Mais ça ne tenait pas la route. Je m’attendais à un paiement Interac et non pas une demande de transfert de fonds. Un peu inquiet, j’ai lu le message plus attentivement et même là ce n’était pas clair. Mais après une recherche sur Google, je fus dirigé vers une page expliquant l’opération en détails. En acceptant le transfert, j’allais donner le montant de ma moto à mon acheteur plutôt que l’acheteur effectue le paiement!
Un peu choqué, mais tentant de conserver le bénéfice du doute, peut-être mon acheteur avait juste commis une erreur, je lui signalai le problème. Mon acheteur me répondit qu’ils avaient changé leur système à sa banque et qu’ils appelaient maintenant tout type de paiement des « transferts de fonds ». Ne pouvant pas y croire, j’ai insisté, et puis mon acheteur a cessé de répondre.
C’est là que je suis devenu comme fou. Ça faisait des jours que j’essayais de vendre cette maudite moto et des mois que je faisais contredire, même après avoir vérifié ce que je disais. C’était toujours les autres qui avaient raison, apparemment, et là c’était la fois de trop.
Je suis parti avec ma moto, je suis allé chez le gars et je l’ai confronté. Ça a mal viré. J’ai fini par exploser, je l’ai empoigné à la gorge et lui ai tapé la tête plusieurs fois sur le mur. Il m’a traité de malade mental, m’a demandé de partir et sur le chemin du retour, la police m’a intercepté.
Je vais devoir faire face à une accusation de voie de fait et je risque la prison. Comme mon avocat, mes parents, mes amis, tout le monde, et moi-même m’ont répété encore et encore, si j’en étais resté là, si je n’étais pas allé confronter mon faux acheteur, j’aurais été sauvé.
Mais il y a pire. Peu après mon arrestation, j’ai appris qu’il y avait eu une refonte de la terminologie, qu’ils avaient décidé d’appeler « transfert de fonds » toute demande de paiement, dans quelque direction que ce soit. Il y avait de subtiles indications montraient dans quel sens le transfert avait lieu, dans le message! En y regardant de plus près, j’ai constaté avec horreur que mon acheteur avait raison, qu’accepter le paiement aurait transféré l’argent de l’acheteur à moi et non de moi à l’acheteur comme je craignais. Le site que j’avais consulté était obsolète, datant de 2016. Grrr!
La façon d’éviter cette terrible explosion de furie sans demeurer dans le doute, ça aurait été de contacter mon institution financière, avec en main la demande de transfert. Eux auraient su m’indiquer si c’était une fraude ou pas, et j’aurais pu éviter tout ce tracas.
Puissent les institutions financières ne pas effectuer une telle refonte pour vrai! Cela créerait tant de confusion!