Thomas sortit de la station de métro ce matin-là prêt, décidé. Il allait le faire.
- Hé man, ça va? lui demanda Yannick, un de ses compagnons. T’as l’air tout souriant.
- J’ai décidé de le faire, aujourd’hui, annonça Thomas. J’vais chercher la flûte pis faire un show!
- Où ça? demanda Yannick, curieux. Où t’as eu l’argent pour acheter ça? Et t’as trouvé un band cette nuit ou enfin décidé de faire ton show en solo? Oublie pas que t’as pas mal de dettes et les pushers sont pas très compatissants quand on ne paie pas. J’te dirais de payer tes dettes si t’as eu un peu d’blé j’sais pas comment, plutôt qu’acheter une flûte que tu vas probablement t’faire voler ou briser comme les autres que t’as eues avant.
- T’as pas à t’en faire pour moi, tenta de rassurer Thomas. La flûte, je vais la voler chez ABC Music. Ils ont des problèmes avec les caméras de surveillance, j’me ferai pas pogner. Ensuite, j’vais faire mon show tout seul dehors à qui veut l’entendre, jusqu’à ce que la police me ramasse.
- Mais t’es fou!!! s’emporta Yannick. Tu pourrais t’faire couper un doigt pour ça, voire pire! As-tu pensé? Des fois ils arrachent toute la main à la première offense. Oublie pas la couleur de ta peau.
- Ben non, assura Yannick. Ils commencent toujours petit. Ils vont y aller avec ça, je sais, ajouta-t-il en se passant une main dans les cheveux. Ça va être comme avec Barbara Dawson, l’actrice qui a payé pour diffamation.
- Aye! s’exclama Yannick. Y sont beaux tes ch’veux, ça fait des années qu’tu les laisses pousser pis tu vas les sacrifier pour faire un show que personne va entendre, avec une flûte volée???
- Aye dude là, fais attention, ajouta un nouveau venu qui avait entendu la conversation. Des fois y commencent rough, surtout quand c’est des personnes comme nous, noires, itinérantes, qui prennent d’la dope tout l’temps. Tu pourrais même te faire arracher un œil straight up.
- Ça arrivera pas, certifia Thomas. Ils arrachent plus les yeux depuis qu’on a fait fermer le métro. Les aveugles finissent tout le temps par se suicider parce qu’ils peuvent pas avoir d’auto.
Thomas faisait ici allusion aux chevaliers de l’enfer qui, en 2024, avaient débuté un effort concerté pour mener la vie dure aux employés du métro, consommant dans les stations et les wagons toutes sortes de substances y compris des joints et des cigarettes, laissant sur des bancs des seringues usées, poussant des cris dérangeant les usagers réguliers et se baladant ouvertement avec toutes sortes d’objets dangereux allant du simple canif au bâton de dynamite! On en a arrêté plein, mais il en restait toujours, jusqu’à ce que les bureaucrates en charge de faire rouler tout ça comme ça peut décident d’y aller avec une solution stupide: faire fermer le métro à 23h. Cela n’eut pas l’effet escompté. Il y eut une réduction considérable de l’achalandage, plusieurs usagers abandonnant le métro pour revenir à la voiture. Les chevaliers de l’enfer poursuivirent sans relâche leur œuvre, on aurait dit que leur objectif était de faire du métro de Montréal un centre pour sans-abris! Il fallut en venir, en 2026, à installer des détecteurs de métal, au début aux stations névralgiques comme Berri-UQÀM et Jean-Talon, mais il fallut en mettre partout. Cela occasionna d’énormes délais pour entrer dans les stations et plusieurs usagers abandonnèrent, pour revenir à la voiture. Ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas conduire se tournaient souvent vers de ridicules applications de covoiturage qui fonctionnaient mal, obligeant à créer plusieurs comptes utilisateur et puis les gens qui se proposaient conducteurs n’étaient pas fiables, se désistaient au dernier moment sans mettre à jour leur profil ou arrivaient tellement en retard que ça ne servait plus à rien. Parfois, ça fonctionnait, oui, mais souvent non, et pas longtemps si ça fonctionnait. Il y avait le vélo, aussi, ça fonctionnait super bien au moisn ça. Et, quand c’était possible, la marche, ça restait un bon moyen.
Se joignirent aux chevaliers de l’enfer tous ceux qui avaient commencé durant la pandémie de COVID-19 à dresser des tentes. On les appela vite les tenteux. Les tenteux campèrent d’abord à l’extérieur des stations, mais ils finirent par s’installer dans les tunnels, posant d’innombrables interruptions de service. On a fini par fermer certains tunnels, certaines stations et puis tout le métro, aux environs de 2030!
Rendu aujourd’hui, plusieurs stations sont devenues des centres d’injection supervisée et les tunnels abritent des itinérants issus de toutes les strates de la société. Il y a là des gens qui ont fait de mauvais choix, sont tombés dans la drogue ou la prostitution et n’ont pas réussi à se sortir de la rue. Il y a des adolescents qui ont fugué. Il y a des gens bien, aussi, qui ont soit renoncé à la vie en société, en ayant assez du travail, et d’autres qui ont essuyé plusieurs divorces les mettant sur la paille.
Il était inexact que cette fermeture du métro a occasionné un grand nombre de suicides chez les aveugles, qui ne peuvent se procurer une voiture. Oui, il y a eu certains suicides, mais il y avait toujours d’autres choses que ça qui a joué. Plusieurs aveugles s’accommodèrent relativement bien de la situation, parfois en réduisant leurs activités, parfois avec l’aide de proches. La fermeture du métro incommodait tout le monde, d’une façon ou d’une autre, pas juste les aveugles, contrairement à ce que pensait l’esprit plutôt obtus de Thomas.
Alors notre compagnon d’infortune, lui-même un tenteux en puissance qui aurait bien volontiers joint les chevaliers de l’enfer si le mouvement existait encore, se présenta chez ABC Music pour effectuer un tour d’horizon. Il prit le temps d’examiner les flûtes et localisa celle qu’il voulait. En raison d’éclosions de plus en plus fréquentes de divers virus, on ne permettait plus de toucher et d’essayer les articles depuis plusieurs années, et il a fallu se battre beaucoup pour que le masque de procédure ne demeure pas obligatoire en tout temps. Lorsque Thomas eut localisé la flûte qui lui semblait la meilleure, il prit le temps d’établir un plan d’action. Casser la vitre avant, courir, prendre la flûte, sortir.
Ensuite, il retourna dans son tunnel où il passa le reste de la journée à fumer des joints (oui oui, DANS le tunnel). Mais sachez que ce n’était rien: des gens, dans certaines stations marquées dangereuses, sniffaient des vapeurs d’essence volée aux riches possédant encore des voitures non électriques. Souvent, ça passait au feu, mais les gens recommençaient toujours, jusqu’à en mourir d’asphyxie. Personne à part ceux qui s’adonnent à cette douteuse activité ne parvient à comprendre pourquoi faire ça, quel plaisir il y a là-dedans.
Le soir venu, Thomas ressortit de son tunnel, se prit une bonne quantité de champignons hallucinogènes sachant que le buzz n’embarquerait qu’après le vol, puis il se dirigea vers le magasin, cassa la vitre, prit la flûte et se sauva. Il s’installa plus loin à quelques pâtés de maison. Comme il commençait à faire frais, il localisa une poubelle dans laquelle il mit le feu avec son briquet. Sous la chaleur et la lumière vacillante du feu de poubelle, Thomas commença à jouer de la flûte.
Dans son esprit se forma une scène sur laquelle il se trouvait debout, flûte en main. « Ce soir, semblait-il entendre, on va écouter un artiste qui gagne à être connu. Thomas Tremblay à la flûte à bec! » Il y eut un tonnerre d’applaudissements, puis Thomas commença à jouer. Ce n’est pas que Thomas jouait mal. Il interprétait à la flûte des mélodies inusitées mais impressionnantes, mais il n’y avait absolument rien de reproductible dans ce qu’il faisait et il ne s’était jamais donné la peine d’étudier la théorie musicale, même pas un peu, il n’avait aucune idée de ce qu’était une gamme ou un accord, si bien qu’il ne parvenait pas à jouer avec d’autres musiciens. Pourtant, il voulait un band. Chaque fois qu’il a eu la chance de jouer en solo dans un bar, la veille il s’est drogué jusqu’à se rendre malade et n’a pas pu se présenter. Il a fini barré de tous les bars et toutes les salles de spectacle de la ville.
Mais là, ce soir, tout avait changé. Thomas avait trouvé un endroit où jouer et un public. Il joua là un bon quinze minutes sans être inquiété, mais un moment donné, il sentit une main se poser sur son épaule. La police, il s’était fait pogner. Ce sont des résidents qui avaient porté plainte pour bruit. Si Thomas était allé jouer dans un tunnel du métro ou une station, il ne se serait pas fait prendre tout de suite et il aurait peut-être même eu un vrai public. Eh non!
Thomas fut mené au poste. On lui passa les menottes et on lui confisqua la flûte volée. Thomas n’opposa aucune résistance. Il était content, il avait enfin réussi à faire un show. Le reste lui importait peu, car il était certain qu’après le procès, on lui imposerait comme peine la coupe de ses cheveux qu’il trouvait trop longs anyway.
La peine par mutilation a été introduite aux environs de 2050, après qu’on ait constaté l’inefficacité de l’incarcération. Il y avait de plus en plus de criminels et même des gens qui commettaient des crimes spécifiquement pour aller en prison plutôt que devenir itinérants ou se suicider! Malgré tous les efforts, il circulait des armes, de la drogue et des téléphones dans les prisons. Les livraisons par drones étaient courantes et très difficiles à arrêter. Chaque progrès était compensé par une amélioration des drones qui devenaient plus performants et plus furtifs que jamais. Lorsqu’il commença à y avoir des évasions par drone, on a dû se rendre à l’évidence, ça ne pouvait plus continuer comme ça. On a même eu des cas d’extractions par drones, c’est-à-dire qu’on kidnappait par drone un prisonnier qui ne voulait pas s’évader, pour l’emmener ailleurs, souvent se faire torturer dans un tunnel de métro converti en QJ de dealers de drogue ou de proxénètes.
Plutôt que continuer à remplir les prisons, on a décidé d’imposer la mutilation comme peine. Si tu voles, on te coupe la main, bon, plus souvent qu’autre chose on commence avec un doigt ou deux. Si tu profères des menaces, surtout de mort, on pourrait te couper la langue. Si tu mets quelqu’un sur écoute illégalement, ça se peut qu’on te coupe une oreille. Et ainsi de suite. Certains prédateurs sexuels se seraient même fait trancher le pénis, mais on n’est pas 100% certain de ça. On n’a jamais besoin de se rendre à la tête. Après avoir perdu pieds et mains, les gens ne peuvent plus rien faire et se tiennent tranquilles ou se suicident, et c’est réglé.
L’accusé n’avait aucun mot à dire sur ce qu’on allait lui couper. C’était le juge qui décidait, en fonction de la jurisprudence, mais malheureusement, la couleur de la peau comptait toujours un peu, ce qui était totalement absurde. Pourquoi couper trois doigts à une personne noire tandis que pour la même offense commise par un blanc, on en coupait un seul, et même parfois juste une phalange?
Il y avait eu un cas singulier, une actrice qui avait proféré des propos diffamatoires contre plusieurs de ses collègues, dans le but de les discréditer et pouvoir obtenir de meilleurs rôles. On aurait tous pensé qu’elle se ferait couper la langue, mais on avait trop besoin de sa voix. Cette femme-là accordait une importance excessive à ses cheveux. Elle en prenait bien soin, passant parfois plus de trois heures à les peigner, avant certaines performances. Alors c’est ça qu’on a choisi de lui couper. Elle était prête à perdre la langue, mais la sentence l’a prise de court. Elle ne s’en est jamais remise et a fini par se suicider. Oui oui, pour des cheveux!
Thomas a entendu parler de ça et était certain que s’il prenait bien soin de ses cheveux, on allait les lui couper lui aussi et il retournerait vivre dans la rue, satisfait d’avoir enfin pu faire un show. S’il était assez patient, il pourrait même, pensait-il, se refaire pousser les cheveux, voler une autre flûte et retenter l’expérience, dans quelques années. L’avocat de Thomas, commis d’office, l’a pourtant mis en garde bien des fois. « Le fait que tu éprouves aucun remords va pas t’aider. » En effet, Thomas n’avait aucun regret et clamait souvent, haut et fort, qu’il n’avait RIEN fait!
La juge vit clair dans son jeu. « Thomas Tremblay, la cour a établi hors de tout doute raisonnable ta culpabilité aux trois chefs d’accusation, soit bris de matériel, vol et incendie criminel. Compte tenu de tes antécédents criminels, de ton absence de remords et de la jurisprudence, la cour te condamne à l’ablation de deux doigts de ton choix. » NOOOOON!! a hurlé Thomas, mais il n’avait pas le choix. Il choisit de se faire couper les auriculaires, mais peu importe les doigts perdus, il ne pourrait plus jamais jouer de flûte.
Suite à la mutilation, qui se faisait à froid avec une lame puis on cautérisait (toujours à froid) avec une torche, Thomas fut emmené dans un hôpital où il fut gardé sous observation pour s’assurer que les blessures cicatriseraient correctement et il n’y aurait pas d’infection. Il n’y avait plus de suivi psychologique depuis belle lurette, car les gens ne faisaient que bullshiter, prétendant bien aller, accepter leur sentence et vouloir se reprendre, et puis deux semaine après, ils revenaient à l’hôpital en détresse respiratoire, intoxiqués, bourrés de pilules, blessés à mort, etc. Si un patient mutilé souhaitait obtenir du soutien psychologique, des ressources étaient disponibles, mais on n’imposait plus d’évaluation psychologique de routine après la mutilation, ça ne servait à rien.
Thomas était démoli. Il ne s’en remit jamais. Il finit quelques temps plus tard battu à mort par des trafiquants de drogue à qui il devait de l’argent, beaucoup d’argent. Mais plusieurs pensent qu’il a volontairement provoqué son pusher pour finir par se faire tuer.