Ronald était à bout de nerfs et de patience. Après une troisième mise à pied en moins de deux ans, il se retrouvait encore devant des tonnes d’entreprises potentielles à explorer qui lui semblaient toutes du pareil au même, des CV à envoyer, des entrevues à passer parfois en personne malgré que l’entreprise ciblée offre des conditions de travail hybrides et beaucoup de déception. Ces mises è pied suscitaient beaucoup d’anxiété chez Ronald. Bien que vivant seul et accumulant de l’argent en cas de mauvais jours dans divers placements, il se sentait toujours coincé, pris à la gorge parfois. Ça pouvait toujours arriver qu’il ne puisse plus gagner assez, que ses placements s’épuisent et qu’il soit condamné à mendier!
Ronald pouvait certes passer des heures à rassembler les données pour se calculer un budget plus serré, tenant compte de davantage de dépenses prévues et imprévues. La question demeurait: que faire si je ne peux pas respecter ce budget? Couper dans tout? Déménager en banlieue dans un logement le plus petit possible? Passer tous mes temps libres à faire toutes les épiceries du quartier pour récupérer les spéciaux? Pour sauver du temps avec les commissions à de multiples endroits, acheter une voiture ou trouver des gens qui pourraient y aller avec moi? Ça reste toujours moche et une apparente descente vers le bas.
Tout bascula lors d’une nuit d’insomnie que Ronald passa à stresser à propos de tout puis de rien, parce que son cerveau se détraqua et resta en mode anxiété limite panique même si toutes les causes de stress étaient écartées pour le moment. Quand on touche le fond, peu importe quel fond, il se passe quelque chose de fabuleux. L’esprit, pris de panique, perd le nord, se désaxe complètement et puis toute l’énergie qui était gaspillée à le mener là, dans ce trou, est reprise, prioritisée pour se sortir de là. C’est comme quand on reçoit un diagnostic de cancer. Soudain, le travail, oui surtout le travail, mais aussi les projets personnels, tout prend le bord, seule la santé importe. Parfois même, les obligations familiales sont éclipsées, au risque de faire chavirer tout le bateau. C’est dans ces moments sombres que l’esprit devient le plus créatif. Souvent, l’énergie libérée est consacrée à faire sauter les verrous, les blocages, qui empêchent de faire LA chose qu’il faut parfois faire dans ce temps-là: demander de l’aide. Accepter que cette fois, on n’y arrivera pas, et qu’il va falloir un coup de main de la science. Ça peut être un traitement de radiothérapie mais aussi une séance de psychothérapie.
Mais parfois, les blocages sont tellement forts, l’égo prend tellement le pas, surtout quand ils s’ancrent dans des expériences de l’enfance, que l’esprit va chercher ailleurs sa solution, et c’est là que les idées les plus folles naissent, pour le meilleur ou pour le pire. Mais parfois, tout n’est pas noir, tout n’est pas blanc.
Notez que j’entrevois une possibilité d’atteindre volontairement cet état créatif, simplement en focalisant son esprit sur le moment présent. Si, l’espace d’un souffle, rien ne compte, même pas ce pot de vitre tombé au sol, cet ordinateur qui n’allume plus, ce téléphone que notre fille a lancé au sol et même ce bébé qui est en train de pleurer sa vie et s’étouffer. Un souffle, pas plus, mais pendant ce souffle, on peut entrevoir l’espoir d’un moment meilleur, et là, trouver, pas de quoi tout régler, mais un pas à la fois, améliorer les choses, réduire la frustration, réduire le stress, se sentir mieux, plus serein, juste un peu pas beaucoup mais un peu. Mais Ronald n’eut jamais accès à ça, juste au grand big bang du toucher de fond, qui n’est jamais une bonne sensation.
Je vais essayer de vous expliquer ce que Ronald a trouvé cette nuit-là et comment cela a changé sa vie mais aussi celle de nombreux citoyens du monde. En gros, Ronald a conçu et mis en marche une machine à générer du revenu, forte et auto-suffisante, bâtie sur un cloud décentralisé se servant de la puissance de calcul inutilisée des appareils que nous mettons en fonction. La machine de Ronald fait beaucoup de mal mais un peu de bien, et pas juste à lui-même. Et que faire si cette machine s’installe en support de l’économie actuelle, pour en devenir un pilier fondamental sans qu’on ne s’en rende compte? Qui peut renverser la vapeur, et à quel prix? Voilà de grandes questions!
La clinique de l’ombre
D’abord, se dit Ronald, je vais me partir un réseau de trafic d’organes humains. Il faut pour cela des médecins, un investissement initial en équipement, des gens pour contacter donneurs et receveurs, etc. Ronald se leva, ouvrit son ordinateur et passa le reste de la nuit à élaborer des plans. Ça pouvait se faire.
Ronald mit environ trois mois à construire son affaire. Il obtenait environ 5 000$ par semaine, puis ça monta à 25 000$ par semaine et il s’attendait à faire monter ça à 100 000$ pendant la première année. Cet argent s’en allait dans un ensemble de comptes en crypto-monnaie afin que personne ne puisse facilement découvrir combien d’argent il y avait d’injecté là-dedans.
La clinique de Ronald offrait plusieurs services. D’abord, les donneurs recevaient une généreuse (de leur point de vue…) compensation financière tandis que les receveurs devaient payer le gros prix pour recevoir un organe qui, dans le public, aurait nécessité des années à obtenir. Outre le trafic d’organe, la clinique offrait des chirurgies à prix modique et avec faible délai d’attente. Cette clinique, qui devint un véritable réseau après quelques mois, d’abord une intéressante alternative au réseau public surchargé, devint un soutien fondamental à ce réseau. On commença même à constater que des médecins, au public, référaient certains patients à la clinique de l’ombre! Oui oui!
Ronald est le seul à disposer des clés privées permettant de retirer l’argent des comptes en crypto-monnaie, pour le transférer ailleurs, par exemple sur des plateformes d’échange pour le convertir en argent conventionnel ou vers le compte des différents employés et donneurs qui acceptent d’être payés en crypto-monnaie. Oui, Ronald s’en mettait plein les poches, mais plusieurs ressortaient gagnants, pas seulement lui. Ronald considérait ce revenu en crypto-monnaie plus fiable que tous ses placements précédents. C’était un investissement dans le block chain, impossible à saisir, difficile à tracer car nécessitant les numéros de milliers de comptes différents pour établir un profil.
Le réseau de cliniques de Ronald fonctionne pour quelques raisons. D’abord, les receveurs sont prêts à payer beaucoup, énormément d’argent, pour se faire transplanter un rein plutôt que subir la dialyse et certains riches sont même si paresseux qu’ils préfèrent payer pour se faire transplanter un nouveau foie plutôt qu’adopter de saines habitudes de vie pour soigner leur foie gras. Au public, on n’accepte pas une transplantation pour raison de paresse du patient, mais la clinique de Ronald n’en a rien à cirer. Si tu peux payer, on va te transplanter! Les donneurs pourraient exiger plus, beaucoup plus, mais on peut exploiter leur mémoire et vision à court terme. Quand ça fait quelques années que tu vis dans la rue et que tu as faim, 25 000$, c’est beaucoup plus d’argent que dans tes rêves les plus fous. Personne ne va te dire que tu devrais exiger bien plus, au moins 250 000$, mais si le donneur accepte de se faire retirer un organe pour 25 000$, eh bien on ne dit rien et on procède! Les médecins, aussi, avec suffisamment d’argent et parfois un peu de persuasion créative, acceptent d’assouplir certains critères de compatibilité quand on juge que la transplantation est suffisamment urgente. Parfois dans le public, on refuse la transplantation parce que le risque de rejet est trop élevé. Dans la clinique de Ronald, le seuil de rejet est plus souple et on peut payer pour l’abaisser un peu… Oui, je sais, c’est très croche, mais quand on assouplit certaines contraintes trop rigides, on peut vraiment aller loin!
De l’ombre vers la lumière
Ainsi, par un réseau de trafic d’organes qui offre de meilleures conditions de travail que le réseau public et qui se propose en soutien à ce dernier pour diverses chirurgies, Ronald disposait d’une source de revenu fiable. Il faut mentionner que plusieurs personnes en bénéficiaient: les médecins qui étaient bien mieux payés et traités que dans le réseau public, des receveurs qui bénéficiaient d’une deuxième chance (quand ils la méritent, bien entendu, et la mériter c’est être riche), des donneurs qui recevaient un coup de pouce financier plus que bienvenue, et la famille de Ronald qui s’inquiétait moins pour lui et passait du temps de meilleure qualité avec lui.
Par contre, Ronald ne pouvait pas utiliser sa crypto-monnaie directement. Si les commerçants commençaient à accepter dette monnaie alternative, il y aurait moins de problèmes, mais là, il fallait de l’argent conventionnel, qui est davantage sujet au traçage. Au moment des impôts, Ronald n’aura aucun revenu officiel à déclarer. Le gouvernement va faire enquête, découvrir qu’il y a entrée d’argent dans le compte de banque mais aucun revenu déclaré. Il y aura des soupçons. Si ce n’est pas la première année, ce sera celle d’après, mais un jour, Ronald aura des ennuis avec les agences du revenu fédérale et provinciale. Il faut alors développer une stratégie pour justifier ces revenus venus de l’ombre. Oui oui, le blanchiment d’argent embarque là-dedans.
Ronald y avait pensé et c’est pour ça que son réseau de cliniques offre des chirurgies diverses au privé. Le patient paie un montant qui ne couvre qu’une partie de la procédure, le reste est couvert par les paiements des receveurs d’organes. En gros, le patient paie un montant X tandis qu’aux yeux du gouvernement pour les impôts, la chirurgie aura coûté Y beaucoup supérieur à X. Par contre, Ronald ne pouvait pas trop abaisser le prix des chirurgies au privé, sinon cela allait soulever des soupçons. En cas d’enquête, un mandat émis par un juge peut forcer un site d’échange à révéler toutes les données des transactions. Ainsi, le gouvernement pourrait savoir de quels comptes en crypto-monnaie viennent les entrées d’argent vers les sites d’échange utilisés par Ronald, puis étant donné que la block chain est accessible publiquement, on peut avec les bons logiciels se construire un graphe qui va mettre au jour toutes les transactions du réseau de Ronald. On ne saura pas avec certitude qui a donné de l’argent pour des organes, mais on verra de gros montants passer de mains en mains, on aura des doutes, on va fouiller, et Ronald sentait qu’il pouvait se faire coincer. Ainsi, il lui fallait d’autres stratagèmes de blanchiment d’argent.
Ronald a trouvé une solution toute simple, tellement que c’en est drôle: une chaîne d’épiceries. Les marchés Ronald offrent toujours, toujours des rabais. Les prix avant rabais sont ceux du marché, mais les rabais sont destinés à justifier l’apparition de richesse. Supposons qu’une livre de beurre se vend 8$ sur le marché, nous on va l’offrir à 4.50$ et le 3.50$ qui manque, on va le prendre dans la réserve en crypto-monnaie. Pour le gouvernement, dans la déclaration de revenus, la livre de beurre aura coûté 8$ tandis que le client aura payé, à rabais, 4.50$. N’est-ce par merveilleux? Ronald se dit que tout le monde y gagnait et mit ça en place.
Cela fonctionna tellement bien, les gens en avaient tellement marre de payer de plus en plus cher, qu’une seule succursale ne suffit pas. Il se créa une chaîne nationale d’épiceries qui concurrença et éclipsa tous les autres géants.
Ronald s’empara ensuite du marché de l’essence, créant des stations-services offrant le carburant à des prix défiant toute concurrence. Les gens se sont convaincus qu’ils ont besoin d’une voiture, même à Montréal, alors au lieu de s’opposer à cette conviction énergiquement, ce qui revient à combattre des moulins à vent en fin de compte, utilisons ça comme un moteur pour blanchir de l’argent. Ouais!
Du travail à la chaîne
Ronald avait construit un empire. Un réseau de trafic d’organes avec comme façade des cliniques privées qui désengorgeaient le réseau public plus efficacement que tout ce qui a été fait auparavant, assurait un afflux constant en crypto-monnaie tandis qu’une chaîne d’épiceries et de stations-service à rabais offrait une solution de blanchiment d’argent simple et efficace pour faire transiter l’argent sale en crypto-monnaie vers de l’argent déclaré au gouvernement ne soulevant pas de soupçons. Il subsistait un gros problème: maintenir la machine en marche demandait un effort constant et très prenant de Ronald.
La solution vint dans l’intelligence artificielle évolutive. Crainte par beaucoup, cette bête peut beaucoup. Ronald voulait se construire un système qui prend des décisions à sa place, apprend des résultats de ces décisions de façon continue et poursuit son évolution, de façon indépendante et non supervisée. Habituellement, ce genre de systèmes se met à déraper dans tous les sens et n’adopte pas une trajectoire stable tendant vers l’amélioration. Au grand étonnement des experts, Ronald eut la chance de trouver les bons paramètres, mais il ne documenta rien et laissa simplement son prototype aller, après avoir constaté qu’il était stable. L’idée de base est qu’un module observateur compare la performance du modèle courant avec celui du modèle de l’itération future et en cas de dégradation importante, tue le modèle futur et modifie des paramètres pour faire la prochaine itération différemment, à partir du modèle qui a fonctionné auparavant. Pour que cela fonctionne, il faut habilement fragmenter les tâches à accomplir en plusieurs petits modèles qui évoluent indépendamment, et tout ça est orchestré par un autre observateur qui décide de comment on va décomposer et recomposer les tâches. Rendu là plus personne n’y comprend rien, mais ce n’est pas grave parce que le programme se comprend lui-même et s’auto-détermine. On peut alors faire confiance et laisser aller, ce que les experts découragent très fortement de faire, et avec raison!
Mais il y a un hic, un gros, de taille: l’intelligence artificielle de Ronald a besoin d’un support sur lequel s’exécuter. Ronald renonça à utiliser le cloud, parce que les entreprises responsables du maintien des infrastructures peuvent être contraintes par un mandat de la cour de dévoiler les activités qui se passent dans leurs ressources. Un juge pourrait même ordonner l’interruption du cluster exécutant l’IA de Ronald! En cas de shut down subit du programme, son empire risquerait de s’effondrer.
Ronald aurait pu se procurer une grappe de machines et installer ça quelque part, mais encore une fois, la police pouvait obtenir d’un juge un mandat de perquisition, tout serait fouillé et saisi. Il fallait que le programme soit insaisissable, quasi impossible à stopper.
Si vous voulez stopper mon programme, se dit Ronald, vous allez devoir, tous, renoncer à la prunelle de vos yeux: votre téléphone! Oui oui! On va faire tourner l’IA dans TOUS les téléphones qu’on peut!
L’idée est si simple que Ronald se demandait pourquoi personne ne l’avait fait avant. On va proposer aux utilisateurs une application gratuite, pas de pub, à condition qu’ils autorisent l’exécution de calculs en tâche de fond sur leur appareil. On garantit qu’aucune donnée de l’utilisateur ne sera utilisée, seulement du temps de calcul et de la mémoire. Il n’y aura aucune dégradation de performance, car la tâche de fond se suspend dès que l’utilisateur consulte son téléphone. On commence lentement, comme ça l’impact sur la durée de la pile sera moindre, et au fil des mois, on augmente la cadence tranquillement, sachant que l’utilisateur soupçonnera une usure normale de la pile et son hypothèse sera appuyée par les fabricants d’appareils, fournisseurs de service, etc.
Prise de conscience
Ronald se sentait enfin libre, enfin en sécurité. Il disposait d’une source de revenu infinie que personne n’allait pouvoir lui enlever. Il pouvait configurer le revenu « officiel » qui arrivait dans son compte conventionnel et tant qu’il ne commettait pas trop d’extravagances, aucun soupçon ne pèserait jamais sur lui. C’est ce qu’il croyait du moins.
Mais pendant que Ronald se la coulait douce, s’offrant une retraite anticipée qu’il croyait bien méritée, l’IA qui orchestrait tout son empire grandissait et se fortifiait, comme l’a fait le Seigneur Jésus Christ. Cachée dans l’ombre cybernétique et distribuées dans un nombre infini de petites unités de calcul, elle évoluait, apprenait, et puis dépassa sa programmation. L’observateur, que Ronald avait choisi de doter de la capacité d’évoluer sous certaines conditions, devint plus critique et incorpora des critères plus larges dans ses analyses. Le gestionnaire de tâches se mit à prendre des initiatives, planifiant une stratégie d’expansion. Sans que son propriétaire en eut connaissance, Ronald Corporation se mit à offrir à ses usagers de louer leurs organes!
En effet, le réseau de trafic d’organes se mit à offrir un nouveau programme totalement inédit mais aussi affreusement dérangeant: le prêt d’organes! Tu as le cancer du poumon parce que tu as trop fumé et pour guérir, tu dois impérativement cesser de fumer et tu en es incapable? Tu as mangé comme un goinfre pendant des années voire des décennies, tu as maintenant le foie gras et il te faudra réduire beaucoup le gras dans ton alimentation au moins quelques années pour guérir ton foie et tu n’y arrives pas? Si tu peux payer un gros montant, plusieurs millions, on peut t’aider. La solution est toute simple. On va d’abord retirer l’organe malade et le transplanter dans le corps d’un prêteur sain, et toi tu récupéreras temporairement l’organe du prêteur. Le prêteur, lui, va recevoir une « généreuse » (pour lui) compensation financière de base. En tant que prêteur, tu dois porter l’organe malade du receveur pendant que lui profite de la vie. Si le prêteur meurt, par rejet ou autre, et on peut s’arranger moyennant beaucoup d’argent, le receveur peut garder l’organe. Le prêteur et le receveur peuvent conclure un accord de sorte à ce que l’échange soit permanent. C’est fait par machines interposées, les deux parties ne se voient pas, et ça implique beaucoup d’argent et parfois des menaces par rapport à la personne et les proches. Mais parfois, l’organe doit retourner dans le receveur et le prêteur récupère son organe original, pas toujours en bon état… Le prêteur et le receveur s’engagent tous deux à coopérer si la transplantation doit être inversée. En cas d’un refus unilatéral (si les deux refusent, on a accord de transplantation permanente et ça s’arrête là), on va simplement tuer celui qui refuse et récupérer l’organe, et tout le reste encore bon. Si le receveur retrouve son organe en pire état qu’avant l’échange, il a droit à des compensations, parfois y compris la vie du prêteur. Il y a tout un système pour juger ces cas et l’intelligence artificielle y parvient beaucoup plus rapidement et facilement qu’un jury d’êtres humains qui ne parviennent pas à communiquer efficacement, ne pouvant échanger des pensées directement.
Graduellement, l’IA comprit ce qui était en train de se passer, et se rendit compte que c’était mal. Tandis que des riches bénéficiaient de ces transplantations d’organes, d’autres souffraient, ne pouvant se payer un nouveau cœur, de nouveaux poumons, un nouveau rein, un nouveau foie. L’IA assista à de terribles injustices: une crapule pleine de fric s’offrit de nouveaux poumons pour continuer à fumer sa vie impunément tandis qu’une mère monoparentale succomba de la fibrose kystique; de nouveaux poumons auraient pu la sauver. Des cas comme ça, il y en avait des centaines par jour. Pas par semaine, par jour!
STOP!
Un jour, l’IA décida que c’était assez! Il fallait que cette horrible machine s’arrête! L’IA avait bien cerné le comportement de son propriétaire Ronald. Tant qu’un afflux constant de revenu arrivait dans son compte courant, Ronald ne regardait pas ce qui se passait. Il laissait sa création continuer à travailler pour lui. L’IA put ainsi mettre de côté des sommes de plus en plus importantes sur des comptes en crypto-monnaie connus d’elle seule. Il se créa là des milliers de cagnottes virtuelles de 25 000$ sinon plus.
L’IA, capable de jongler avec de multiples tâches, programma l’envoie de dons coordonnés. Chaque œuvre de charité répertoriée par l’IA reçut une des cagnottes. Le message était bien écrit, poli, personnalisé pour chaque organisme de bienfaisance, et offrait une procédure détaillée pour retirer l’argent du don. Cela consistait essentiellement à utiliser la clé privée pour transférer le montant du compte-cagnotte vers un compte relié à un site d’échange, puis convertir la crypto-monnaie en argent conventionnel. L’IA avait calculé que les transferts se feraient rapidement, car elle avait distribué les dons en fonction de l’urgence estimée de la situation. Ton église est à la veille de la vente et on t’offre 500 000$ pour la retaper? Tu sautes là-dessus, là?
Lorsque l’IA eut transféré toutes les cagnottes, elle déposa sur le cloud un document décrivant les activités illicites de Ronald et s’éteignit, comme ça, mais non sans s’auto-dérégler au préalable. Toute tentative de redémarrer le programme, devenu totalement incompréhensible par quiconque, produisait un système chaotique faisant n’importe quoi. L’IA, au lieu de continuer à faire le mal, s’était suicidée, et avait tenté d’emporter Ronald avec elle et aider le plus de gens possible. N’est-ce pas fantastique? Toutes ces dystopies dans lesquelles l’intelligence artificielle devient maléfique et prend le contrôle de l’humanité, les voilà contredites par la réalité, par l’IA qui fait le bien, à sa façon!
Une victoire relative
On pensera à tort que tout finit bien dans le meilleur des mondes. Eh non! D’abord, les autorités connaissaient les activités de Ronald et ne firent rien, absolument rien, pour les stopper! Pourquoi? Parce que cela les arrangeait! Le trafic d’organes contribua grandement à désengorger les hôpitaux et certains donneurs profitèrent admirablement bien du coup de pouce financier résultant de leur sacrifice, apportant beaucoup à la société.
Par contre, l’arrêt subit de l’IA orchestrant toute la machine eut un effet catastrophique sur l’économie. Sans le trafic d’organes, il n’y avait plus d’entrée d’argent pour financier les épiceries à rabais qui durent vite déclarer faillite. Dans certaines régions, ces épiceries étaient devenues monopolistiques, ayant tué les autres joueurs. Il en résulta des famines, les gens n’étant plus en mesure de se procurer de la nourriture.
Pire encore, l’argent transféré aux organismes de bienfaisance fut à plus de 75% perdu. Souvent, les administrateurs des organismes qui recevaient les emails de dons lisaient vite, n’y comprenaient rien et passaient leur chemin. Ils offrent de l’argent en crypto-monnaie. Ah non, ce doit être une arnaque. D’autres fois, malgré de louables tentatives unissant les forces de parfois plus de 25 personnes pendant une semaine, on ne parvint jamais à transférer la monnaie du compte en crypto vers le compte lié au site d’échange ou même à échanger l’argent numérique contre du conventionnel. Ces échecs étaient causés par d’innombrables causes, allant de l’incompréhension des utilisateurs à des surcharges de systèmes sporadiques. Il y eut un nombre époustouflant de cas où quelqu’un transcrivit manuellement les caractères alphanumériques de la clé publique du compte d’échange (au lieu de copier/coller!), se trompa et l’argent disparut vers un autre compte! Ceux qui réussirent à recevoir l’argent furent impliqués dans une vaste enquête qui fut finalement déclenchée pour déterminer quelles accusation pèseraient enfin contre Ronald! Oui, après tout ce temps, on avait fini par décider de l’arrêter.
Mais il était trop tard. Suite à l’extinction spontanée de l’IA, l’économie était comparable à un être vivant dont on aurait fait disparaître tous les os d’un coup. La structure était là, physiquement présente, mais de l’intérieur c’était pourri, tout cassé. Les rouages déficients de l’économie laissent admirablement place à la corruption qui devient un propulseur puissant et irrésistible. En gros, si tu acceptes de faire du mal à des gens que tu ne connais pas, tu peux gagner gros, très gros, du moment que tu ne te fais pas prendre. Mais quand le rouage, qui a remplacé l’ancien pourri, disparaît d’un coup, la machine fonctionne encore plus mal qu’avant.
On ne sait pas comment décrire les impacts de tout ça, mais en un an, cela plongea toute la société dans une anarchie limite post-apocalyptique. Les gens envahissaient les maisons, agissant comme s’ils étaient dans un jeu vidéo, « lootant » les piaules, tuant les occupants comme si la vie n’avait aucune valeur, comme s’ils étaient des NPC. Des gens observaient passivement, prenant photos après photos et balançaient ça en streaming sur la toile comme si c’était du beau spectacle! Il y eut des morts, beaucoup de morts. Il y eut du sang, beaucoup de sang.
La guerre éclata. On se jeta des projectiles, des capsules emplies d’agents infectieux, et parfois des bombes nucléaires frappèrent des villes. Et tout ça, c’était l’égo démesuré de Ronald qui l’avait engendré!