Hésitante, elle craignait que son interrogation soit inappropriée, soulève des doutes. « Je suis déçu, mon enfant. J’aurais cru que ta foi avait atteint un degré suffisant de maturité pour comprendre ces choses-là et prendre les bonnes décisions. » Inquiète de se faire juger, Dominique n’avait pu se résoudre à entrer en contact avec Philippe, le prête de sa paroisse, quelqu’un en qui elle avait confiance et qui saurait peut-être la guider dans cette épreuve qu’elle traversait.
C’était allé de mal en pis la semaine dernière. Dominique avait du mal à dormir, se sentait irritable, faillit même lancer une spatule dans la fenêtre par colère comme son ancien conjoint savait si bien le faire. Le soir où elle craqua, c’est quand elle fut atteinte de la certitude absolue que Dieu, si Dominique ne sauvait pas son ex Alain, allait la transformer de sorte qu’elle soit comme lui. Elle aurait bientôt les mêmes accès de colère incontrôlable, les gens ont déjà commencé à la bouder et s’éloigner d’elle, ce sera pire, elle sera seule, il ne restera plus qu’Alain qui pourrait même rendu là ne plus vouloir d’elle parce qu’elle l’aura fait trop attendre. Dominique sentait que comme son ex, elle recevrait éventuellement la visite des policiers et devra même, un bon jour, passer quelques jours à l’hôpital en isolement le temps de trouver une médication qu’elle cessera, comme Alain, de prendre. Avant qu’elle ne s’en soit rendue compte, elle s’était rejouée la scène dans laquelle son amie, qui l’avait maintes fois conseillé de laisser Alain et qui a presque voulu faire une fête quand elle l’a enfin laissé, soit si déçue si Dominique reprenait avec Alain qu’elle cesse de lui parler pour toujours. C’est là qu’elle a éclaté en sanglots, puis s’est saisie de son crucifix accroché au mur, qu’elle avait eu à sa première communion, et l’a fracassé contre le mur. Quand le Petit Jésus est tombé de sa croix, c’est là que Dominique a compris qu’elle était allée trop loin, et irait peut-être bien en enfer.
Elle sentait qu’elle devait faire quelque chose pour réparer l’acte de colère qu’elle venait de commettre. Même si personne n’a été blessé, elle a quand même commis un péché capital, et contre un symbole représentant le Seigneur en plus. Elle ne savait que faire ni penser, son esprit lui criait que la seule solution était de recontacter Alain pour lui dire qu’elle voulait retourner avec lui. Pour le moment, elle avait juré de ne pas appeler la police s’il ne la recontactait pas, et ils en étaient restés là. Mais avant de faire ainsi, Dominique se dit que peut-être un prêtre pourrait l’aider.
Après la messe du dimanche, elle alla donc trouver Philippe pour lui demander si elle pourrait avoir un entretien avec lui. « C’est à propos d’une faute que j’ai commise. Je crois que c’est grave, je pourrais aller en enfer si je ne fais rien pour réparer ma faute. » Dominique a lancé ça dans un flot impétueux de paroles, à toute vitesse, craignant que la peur ne lui cloue le bec et ne l’empêche de finir. Ensuite, à bout de souffle, elle se prit la tête entre les mains et fondit en larmes, comme ça, devant le prêtre.
Philippe, un peu désemparé, la prit par le bras et l’emmena au presbytère. En chemin, Dominique réussit à se calmer un peu. « Ok, j’ai l’impression que ça a l’air gros cette affaire-là, et tu auras besoin de calme et de l’aide de Dieu pour en dire plus. J’ai de la paperasse à remplir alors je te suggère de t’asseoir ici, je vais te donner un chapelet et tu vas prier. » Dominique faillit demander combien de fois il fallait faire le chapelet, puis elle comprit que ce serait à l’infini, simplement jusqu’à temps que Philippe retourne dans la pièce.
Alors Dominique s’y mit, récitant un « Je vous salue Marie », un autre, puis un autre, puis encore un autre, puis un « Notre père » et ainsi de suite. Il y avait des moments où elle priait machinalement, d’un ton ferme et décidé, se tenant bien droite presque comme un soldat, et d’autres où les larmes l’empêchaient de bien articuler, elle s’effondrait par en avant, et reprenait. Quand Philippe revint dans la pièce, Dominique se sentait calme.
- Dominique, demanda Philippe, qu’est-ce que tu viens de faire là?
- J’ai fait des chapelets, mais je ne sais plus combien. Je suis désolée, il doit falloir que j’en fasse un certain nombre pour réparer ma faute.
- Non non Dominique, fais-toi-en pas avec ça. Regarde maintenant quelle heure il est rendu?
- Oh non! 14h45!
- Oui. Ce que tu as fait Dominique, c’est pénitence. Tu as donné une plus grande partie de ta journée que tu croyais à ta guérison, et c’est ça qui importe pour le Seigneur. La prière et la pénitence sont les deux composantes les plus importantes de l’absolution.
- La troisième, c’est le partage, alors faut que j’aille lui dire tout ça?
- Tu m’as même pas dit quelle était ta faute! s’exclama Philippe.
- C’est vrai.
- Alors quelle est cette faute?
- J’ai cédé à la colère, un péché capital, et ça m’a fait briser un objet sacré, déclara Dominique, en sortant de sa sacoche le crucifix abîmé.
- Oh non, mais pourquoi t’as fait ça?
- J’étais choquée, j’pensais que Dieu m’avait imposé une épreuve impossible, et j’ai perdu les pédales un soir. J’ai honte de moi depuis ce temps-là. Ma meilleure aime dit qu’on pourrait le coller, mais ça changerait rien j’ai l’impression, ça réparerait pas ce qui est en moi.
- Non pas collé! s’exclama. Faut pas coller! Est-ce que Jésus était collé sur la croix?
- Ben non!
- J’connais un endroit où ils peuvent réparer ça, avec des petits clous, ça paraîtra quasiment pas. C’est pas ça le vrai problème. C’est plutôt de réparer ce qui est cassé en toi, qui t’a mené à faire ça.
- J’ai, euh, j’avais un conjoint agressif et parfois violent. Il me frappait souvent, mais un soir, ça a été trop et je suis partie. Je le regrette parce que je l’aime et il m’a toujours semblé que Dieu m’avait donné pour mission de le sauver de lui-même.
- Le sauver pour quoi? Pourquoi toi?
- Parce qu’Alain me fait confiance, il m’aime, en tout cas il dit qu’il m’aime. Il le montre à sa façon, en me traitant de grosse torche, en me frottant vigoureusement mais des fois ça fait un bien fou, mais il est là pour moi, tandis que mes amies ne peuvent jamais, mon père est mort, ma mère fait du Parkinson pis de l’Alzheimer et se souvient plus de moi, puis mes frères et moi on se parle plus depuis des années.
- Ah c’est bien triste ça. Alors tu te dis qu’Alain, c’est tout ce qu’il te reste.
- Oui. Mais pourtant, il me frappe de plus en plus souvent, pis un soir il a sorti son lighter pis a essayé de me brûler les seins. Au début il faisait semblant, puis rangeait le lighter et disait que c’était pour rire, mais là il m’a pogné la peau avec et voulait le refaire. Y fait n’importe quoi quand il est choqué, mais j’aime mieux qu’y s’défoule sur moi plutôt que fesser dans les murs. Sans moi, il crie, frappe partout, ça fait des trous dans les murs et dans les portes, les voisins entendent le bruit et appellent la police. Alain aime pas les policiers, il essaie à chaque fois de se battre pour pas qu’on l’amène.
- Ah pauvre toi! C’est vraiment triste que tu aies à vivre tout ça. Mais n’oublie pas, la mission de Dieu n’est pas toujours facile. Si Dieu te rappelle avec insistance que tu dois sauver Alain, peut-être faut-il écouter l’appel. Souviens-toi du prophète Samuel, que Dieu a appelé trois fois durant son sommeil, avant que l’enfant ne comprenne que c’était le Seigneur qui l’appelait.
- Mais Alain me fait du mal, argumenta Dominique.
- Si quelqu’un te frappe au visage, répondit Philippe, Jésus ne te dit-il pas de tendre l’autre joue?
- Oui.
- Et de pardonner 70 fois 7 fois?
- Oui, répondit simplement Dominique, avant de croire comprendre ce qu’elle devait faire. Dominique esquissa le geste de se lever.
- Non attends Dominique, je connais pas toute ta situation. Seul le Seigneur peut tout comprendre.
- Mais pourtant, rétorqua Dominique, je lui ai demandé, plusieurs fois, et c’est toujours ça qui revient. Et voilà que toi, mon père, tu me le confirmes.
- Dieu ne lit pas dans les pensées, expliqua Philippe. Il lit dans le cœur. Tu dois ressentir ce qu’Alain te fait sentir en la présence de Dieu. Confie-lui ta peur, ta colère, mais aussi ton amour pour Alain, et laisse émerger en toi ce qu’il veut que tu fasses.
- Merci mon père, je vais essayer ça.
- Pourquoi pas maintenant? suggéra Philippe. J’ai encore quelques paperasses à remplir, je suis pas pressé.
Ainsi, Dominique retourna à sa prière. Au début, elle s’agenouilla en silence, puis évoqua les souvenirs avec Alain, heureux comme malheureux. Elle fondit en larmes plusieurs fois, puis finit par atteindre un état serein. Là, elle se saisit du chapelet laissé sur la table et pria à nouveau.
Après un certain temps, Philippe retourna dans la pièce.
- Eh puis Dominique?
- Je crois que j’ai compris, mais il y a plusieurs interprétations possibles.
- Vas-y, explique-moi, s’enquit Philippe.
- Peut-être que j’ai tellement aimé Alain, ou peut-être juste j’ai tellement passé de temps avec lui, que j’en ai développé l’impression qu’il n’y avait plus que lui au monde.
- Même les gens de la paroisse n’étaient plus là? Même tes amies?
- Ces personnes étaient là, et sont toujours là, mais c’est comme si elles n’avait plus d’importance. Tout ce qui importait, c’était Alain et son bien-être. Sa présence, même si un peu désagréable, était plus présente que celle des autres que je côtoyais. Quelqu’un qui est là pour moi sans être vraiment là, c’est mieux que pas personne du tout, qui sont juste loin, se disent être là, mais dans les fait ne sont jamais là.
- Mais pourtant, tu as tes amies, tu as la paroisse, tes collègues au travail aussi?
- Oui, je sais, mais c’est comme si Alain me les fait tous oublier. J’ai passé tellement de temps avec lui.
- Dominique, quand tu étais avec lui, chez toi ou chez lui, penses-tu que tu aurais pu partir ou lui demander de partir?
- Non. J’ai déjà essayé. Il se fâche dans ce temps-là. C’est comme.. si j’étais… enfermée… avec lui!
- Voilà Dominique, c’est comme ça que le mal s’est incrusté. Tu as créé en toi une copie de Alain, pour essayer de le comprendre, prévoir ses actions, pour te protéger ou le protéger de lui-même, mais maintenant, ton clone d’Alain est tellement convainquant qu’il essaie, comme Alain le ferait, de te ramener à lui!
- My god! s’exclama Dominque, estomaquée par la vérité de tout cela. Oh, désolée, se reprit-elle, craignant avoir juré devant le prêtre.
- Pas de problème. Ça peut être surprenant tout ça.
- Mais que faire si c’est ça? demanda Dominique. Comment faire taire la réplique d’Alain que je me suis créée?
- Tu ne le peux pas, certifia Philippe. Plus tu vas essayer de faire taire Alain, plus il va parler. Il faut simplement le laisser parler et ne plus porter attention à ce qu’il dit. Un jour, tu comprendras que tu n’as plus besoin de cette réplique, et là, il se taira. Mais tu m’avais dit qu’il y avait d’autres interprétations?
- Oui oui, c’est vrai, se rappela Dominique. Peut-être que le Seigneur m’a dit de faire une tentative de le sauver et qu’à un certain moment, ça ne vaut plus la peine d’essayer. Quand Jésus a envoyé ses apôtres en mission, il leur a dit que dans une ville où ils sont accueillis, de rester, manger ce qu’on leur offre, dormir où on leur offre de dormir et guérir des malades, chasser des esprits mauvais et tout. Dans une ville où ils ne sont accueillis avec hostilité, ils devraient repartir en secouant la poussière de leurs sandales. Peut-être est-ce cela avec Alain? Il n’a pas compris le message de paix que Dieu m’a demandé de lui livrer, est resté avec sa colère tandis que notre relation aurait pu, s’il s’était suffisamment ouvert, le guérir. Je savais pas pouvoir le changer, j’étais prête à vivre avec quelques colères, mais ça a juste empiré, et les coups ont commencé.
- Oui c’est un excellent point de vue. Certains ne veulent ou ne peuvent comprendre la parole de Dieu, et tenter de s’accrocher à eux peut nous perdre. Imagine si les femmes prévoyantes avaient partagé leur huile avec les insensées? Probablement que personne n’aurait été là à l’arrivée du maître de la maison.
- Oui c’est vrai. Si je gaspille toute mon énergie à sauver quelqu’un, je vais perdre la chance d’en sauver d’autres, et ne pourrai peut-être même pas me sauver moi-même, si je me rends malade avec tout ça.
- Mais que t’apportait Alain, à toi? Il doit bien y avoir quelque chose! Tu ne le supportais pas juste par don total au Seigneur.
- Alain me faisait du bien. Quand j’étais avec lui, je me sentais bien, jusqu’à ce qu’il se fâche et me fasse du mal. Mais parfois, je me demande si ce ne sont pas les moments après qu’Alain soit parti que j’appréciais le plus. Quand la peur cessait, quand la douleur cessait, le soulagement, la gratitude, de ne plus souffrir, engloutissait tout. Mais ça ne dure pas, et l’ennui revient, la solitude, il faut que je revoie Alain pour ressentir à nouveau cette souffrance, puis ce soulagement de l’absence de souffrance.
- Mais peut-être peux-tu ressentir cette gratitude sans la souffrance, Dominique. Rends grâce au Seigneur, chaque moment que faire se peut. Laisse ton esprit se poser sur ce qui se trouve autour. N’enlève pas d’espace à ta réplique mentale d’Alain, donne simplement de l’espace aux autres choses qu’il y a dans dans ta tête et surtout dans ton cœur, et encore plus important autour de toi! Si les voix de ton cœur te disent, apparemment à l’unisson, de pardonner à Alain, ne les fais pas taire, fais seulement parler les autres voix, celles qui te veulent du bien. Si tu écoutes ton cœur, écoute-le en entier, pas juste la partie qui veut revoir Alain. Et là, tu sauras faire le bon choix.
- Oui, il faut que je pense à tous ceux qui sont là pour moi, et pour qui je peux être là plutôt que l’être pour Alain. Mais après ça, je me dis que sans moi, Alain va être de plus en plus en colère, se faire du mal à lui-même et peut-être aux autres. Il parlait souvent que la prochaine fois que la police viendrait pour lui, il leur casserait une bouteille sur la tête et leur crierait dans les oreilles jusqu’à les rendre sourds! J’suis inquiet pour lui.
- Peut-être c’est quelqu’un d’autre qui peut le sauver, et que ton seul rôle, c’était d’aider Alain à trouver cette personne-là.
- Oui c’est vrai. Merci mon père!
- De rien. Sur ce, que le Seigneur te pardonne tes fautes, et que tu reçoives l’absolution pour tes pêchés. Ah oui, une dernière chose, appelle là pour faire réparer ton crucifix, enchaîna Philippe avant de tendre une petite carte à Dominique, qui la mit dans sa sacoche avec l’objet cassé.
- Merci. Bonne fin de journée.
Dominique, à moitié soulagée, à moitié troublée, quitta le presbytère. Elle ne savait pas quoi faire pour la suite, à long terme, mais elle savait pour le moment. Elle se dirigea tout droit vers le poste de police, entra, et demanda à porter plainte pour une agression.
Est-ce que mon ami de l’autre monde existe? Celui qui a évité de se blesser au pied l’été passé, celui qui a évité l’arrêt de travail, la dépression et tout? Sait-il que son ami, c’est possible que ce soit à un autre de le sauver, ou à une autre, que son rôle était simplement de permettre à cette personne salvatrice de revenir à lui, après une mauvaise passe? Sait-il qu’il peut lâcher prise, faire taire son clone mental qui répète qu’il doit le sauver, que c’est quand il est avec lui qu’il le sauve? J’aimerais tant pouvoir lui parler, lui dire tout ça, mais tout ce que je peux espérer, c’est que nos univers soient encore suffisamment liés pour qu’il aboutisse au même récit que moi.
Je ne dis pas qu’appeler la police est toujours la bonne solution! Parfois il n’y a pas de crime aux yeux de la loi. On peut frôler la ligne rouge sans la franchir, ou la franchir sans laisser suffisamment de traces pour aboutir à une preuve recevable en cour. L’important est non pas de faire taire le clone mental mais plutôt de donner la paroles aux autres membres de l’esprit et du cœur, pour que chacun puisse participer à l’évolution, la croissance et l’adaptation.