Étienne était triste, déçu par l’inconhérance des décisions des dirigeants. Ils allaient le faire, pas mal certain. D’un côté, le gouvernement et les municipalités encouragent le transport en commun, mais là voilà qu’ils vont devoir couper dans les coûts et n’ont rien trouvé de mieux, pour palier à la pénurie de personnel, que réduire les heures de service. On en parle sur toutes les lèvres depuis des mois, mais on annonce que ce sera chose faite sous peu. Finies les soirées de poker, les match de hockey au Centre Bell à moins d’être prêt à partir avant la fin pour ne pas manquer le dernier métro à 23h. Fini tout ça, à moins d’acheter une voiture ou appeler un taxi à chaque fois.
On espère un jour une automatisation complète, où plus aucun employé ne serait nécessaire pour entrer dans le métro, payer son passage, les trains circuleraient sans chauffeur, des robots nettoieraient tout et les gens soit seraient civilisés soit auraient affaire à des robots les escortant (de force, en les portant) vers la sortie la plus proche. Il y aura toujours besoin d’intervention humaine pour pallier aux défaillances (du ah ma carte ne passe pas jusqu’au robot-nettoyeur tombé sur les rails). On arrivait toujours à des coûts élevés pour mettre en place l’automatisation, souvent équivalent à dix ans de salaires des employés actuels.
Étienne, ne pouvant résoudre le problème de la pénurie de main-d’œuvre, décida de s’attaquer à la source: les chevaliers de l’enfer. Ces usagers abusifs du métro errent de station en station, s’y installant pour squatter et disparaissant avant de trop attirer l’attention. On entre dans une station avec du stock dans un sac, en attendant le métro on se shoote une première fois, on part pour une autre station, on descend pour s’en shooter une autre shot, et on peut faire ça un bon bout si on ne revient pas trop souvent au même endroit, et personne ne s’en rend compte. Sauf qu’un moment donné la drogue commence à faire effet et le stratégie de profil bas commence à prendre le bord. Ces gens errants en viennent à perturber le service, faisant peur aux gens, confrontant les employés, mettant en danger les autres en laissant sur place des seringues usées, il y en a parfois de ceux-là qui sautent sur la voie, etc.
Un jour, l’un d’eux, complètement batté, se fit interpeller par un agent du métro.
- C’est quoi ton nom?
- J’suis chevalier de l’enfer, a répondu le gars, très sérieusement, comme si c’était son vrai nom.
- Bon, j’vais t’appeler chevalier.
Ces gens qui perturbent le service en étant là pour faire du métro un gite pour sans-abris et idéalement un réseau de centres d’injection supervisée au grand dam des autres, tous, ce sont les chevaliers de l’enfer. Parce que leur job est rendue plus compliquée et dangereuse, les employés en veulent plus: meilleur salaire, meilleurs avantages sociaux surtout pour les soins en cas de blessure plus probable déjà ça.
Alors ce qu’il faut faire, se dit Étienne, c’est devenir le paladin de la lumière! Cela veut dire partir, inspecter les métros, déceler les chevaliers de l’enfer et les en faire sortir, à tout prix. Étienne a maintes fois essayé de les aider. Il leur a offert de l’argent: ils en demandaient plus, toujours plus, mais restaient là. Il a songé offrir à un, qu’il voyait souvent, de passer une nuit chez lui, sur son divan, le temps de se refaire et partir à neuf, à condition de ne rien consommer. Mais le toxico ne tiendra pas parole ou amènera d’autres toxicos et fera de chez Étienne une zone de guerre! Par chance, notre héros a pensé à tout ça!
Il ne lui restait qu’une solution: sortir les chevaliers de l’enfer par l’autorité et par la force. Il s’y essaya un bon soir, localisant un gars couché sur un banc, apparemment bien gelé.
- Monsieur, commença Étienne, est-ce vous prenez le métro?
- Hmmm…
- Monsieur?
- Hmmmmm..
- Si vous m’répondez pas, j’vais devoir considérer que vous prenez pas le métro et vous escorter vers la sortie.
- Hmm quoi?
Étienne a alors dû mettre sa menace à exécution, entreprenant de sortir de force l’itinérant drogué qui dormait sur le banc. Il y a eu bagarre et tous deux furent emmenés par la police, interrogés puis relâchés sous promesse de comparaître. Ils durent en plus être hospitalisés et eurent besoin de points de suture.
Pendant des mois, Étienne pour ne pas retourner en prison dut cesser d’être paladin de la lumière. Au lieu de simplement attendre, il décida de partir un podcast. Pendant des semaines, il fit la promotion du mouvement des paladins de la lumière.
« Tous, je vous appelle. Quand vous voyez quelqu’un dans le métro, ou même ailleurs, qui fait juste squatter, surtout s’il s’est shooté avec de quoi et est complètement pété, tu lui demandes s’il prend le métro, et si oui tu le laisses tranquille mais vérifie qu’il va bien s’en aller. Et s’il ne prend pas le métro, il faut qu’il sorte, à tout prix, au péril de vos vies, de vos réputations, même si ça veut dire faire de la prison! Il ne faut pas que le métro ferme à 23h à cause des chevaliers de l’enfer! Ça va, combiné avec la pandémie dont on observe encore les traces, défigurer le night life, qui ne sera plus jamais tel qu’on le connaît en ce moment. »
Des gens entendirent. Des gens lurent parce qu’il y avait un blog aussi. Des gens n’en firent rien. Beaucoup n’en firent rien. La police fit de quoi, forçant Étienne à tout supprimer le contenu sous peine d’être emprisonné, et malgré qu’il obtempéra, on ajouta tout de même des accusations de trouble de l’ordre public et incitation à la violence.
Mais d’autres entendirent et décidèrent d’agir. En une semaine, chaque station avait deux sinon trois paladins de la lumière qui se relayaient pendant toutes les heures d’ouverture. Il y eut des itinérants qui se firent blesser, un même jeté sur les rails, il y eut beaucoup d’innocents entre la vie et la mort, des hospitalisations inutiles qui alourdirent le système de santé, il y eut beaucoup de sang à ramasser, et bon nombre d’arrestations. Mais les chevaliers de l’enfer, eux, aussi perdirent des partisans. Les gens osaient de moins en moins aller se shooter dans le métro.
Mais les coûts sauvés furent largement compensés par l’énorme fardeau financier que fut de faire les procès de tous ces gens qui devinrent paladins de la lumière, même pour un soir. On fit certes porter le chapeau à Étienne, qui écopa de plusieurs années de prison et bien entendu un beau dossier criminel, mais il fallut quand même juger les autres, on ne pouvait pas laisser passer ça. Il y avait eu des actes graves, y compris un paladin qui a crevé un œil d’un itinérant avec sa seringue usée, quelques nez et poignets cassés et une douzaine de coups à la tête.
Alors ainsi, les actions d’Étienne ne changèrent rien. La fermeture à 23h, finalement, ne suffira pas. On en viendrait à fermer le métro à 20h certains soirs de semaine, puis tout le temps, puis des fois on serait obligé de le laisser ouvert juste les heures de pointe. Quelle horreur tout ça n’est-ce pas?
Mais Étienne, lui, aura essayé, tandis que les autres n’ont rien fait. En tout cas, il en était persuadé, le répéta encore et encore lors de son témoignage durant le procès et à ses codétenus. C’est cela qui le maintenait en vie, qui allait il le pensait réparer son âme cassée par tout le mal qu’il avait dû faire pour servir sa cause.