Pourquoi donc ai-je choisi de partir seul escalader cette montagne plutôt qu’aller avec mon frère dans la vallée où nous attendait une fête fabuleuse avec des mets somptueux et de la musique charmeuse? Absorbé par mes pensées et des tâches futiles génératrices de labeur artificiel, j’ai complètement oublié de parler à mon frère, lui demander s’il allait dans la vallée, si je pourrais me joindre à lui. C’est seulement trop tard, tandis que je gravissais la montagne, que j’ai su où allait mon frère. J’espérais qu’au sommet de la montagne, je trouverais quelque chose pour apaiser mon esprit, le rendre plus résistant à la pression externe et en améliorer sa structure pour qu’il génère moins, voire plus du tout, de pression interne. Absorbé par cet objectif, j’en oubliai de penser à parler à mon frère à propos de la fête. Je trouvais ça triste, mais peut-être en haut, quelque chose qui en vaut la peine compenserait cette déception.
Pendant des jours, je dus affronter une chaleur suffocante qui alternait avec un froid mordant rendant le sommeil difficile. J’ai plusieurs fois pensé abandonner, mais après plusieurs jours d’escalade, valait mieux atteindre le sommet plutôt que redescendre bredouille.
Un moment donné, j’ai atteint le sommet de la montagne et n’y ai trouvé là que l’épuisement et un grand lac. Sur la berge du lac, il y avait plusieurs galets. Ne sachant plus que faire et voulant faire au moins quelque chose, j’ai pris un galet et l’ai lancé dans le lac. Il en résulta un clapotis, des cercles concentriques se formèrent dans l’eau et puis ce fut tout. Je pris un autre galet que je lançai, espérant un autre résultat. Plouc! Et ce fut tout. C’est avec tristesse que j’ai constaté que ça n’irait pas plus loin que ça; j’avais escaladé cette montagne pour rien. La montagne, même en son sommet, n’avait rien d’autre à m’offrir que ce lac.
Épuisé par l’effort d’escalade et par la vanité de tout ce que je fais depuis des années, je m’effondrai au sol, me prenant la tête entre les mains. Pourquoi est-ce que je me fais avoir tout le temps? Pourquoi est-ce que ça finit que tout ce que je fais est pour rien? Je pensai à mon frère, dans la vallée, qui devait avoir bien du plaisir, tandis que moi, je galérais comme un porc pour absolument rien.
Ne pouvant ni trouver mieux, ni trouver le courage d’entreprendre la longue et futile descente, et pas encore assez désespéré pour me jeter en bas de la pente et en finir avec tout ça, je pris une roche au sol et la lançai dans le lac. J’en pris une autre, puis une autre, puis une autre, jusqu’à avoir du mal à trouver de nouvelles roches. Pour aller plus loin, il me faudrait pensai-je me déshabiller, me jeter à l’eau, aller chercher les roches déjà lancées, et les lancer à nouveau. C’était aussi sans dessein que voler une offrande laissée au temple pour l’y remettre, en disant, tiens voici mon offrande. Ouin…
- Relève-toi, vaillant guerrier, me dit une voix en provenance du lac.
- Quoi? Qui?
- Je suis l’esprit du lac. J’ai senti ton désarroi. Tu es venu ici en espérant quelque chose qui n’y est pas et maintenant sans cette chose, tu n’as pas l’énergie pour repartir.
- Oui c’est ça.
- Mais qu’est-ce que tu as tant besoin pour entreprendre une tâche sans savoir si ça va vraiment t’aider ou pas?
- Ne plus être tout le temps fatigué et déprimé. Mais je finis à chercher un moyen d’aller mieux par faire n’importe quoi et ça me fait aller encore plus mal.
- Si, jeune voyageur, tu étais si fatigué que ça, n’aurais-tu pas échoué dans l’escalade de la montagne?
- C’est vrai.
- Où as-tu trouvé la motivation pour continuer l’escalade?
- Je sais pas. J’espérais trouver de quoi en haut.
- Tu espérais trouver de quoi en haut ou tu voulais occuper ton corps et ton esprit pour oublier ce que tu as laissé en bas?
- La fête dans la vallée, ce serait à cause de ça que je suis déprimé. Je l’ai manquée et pour essayer de ne pas le regretter, j’ai fait n’importe quoi.
- Voilà.
- Que faire maintenant? Redescendre et revenir au même point qu’avant la montée?
- Avant de redescendre, parce que oui tu as raison il te faudra redescendre, prends le temps de regarder ce qu’il y a ici, en haut, pour ne pas regretter d’avoir manqué quelque chose et vouloir revenir. Regarde, observe, ressens, imprègne-toi de la magie de ce lieu, et ensuite ramène avec toi ce que tu es venu chercher, peu importe ce que c’est.
- Merci, esprit de la montagne. Je vais faire cela.
J’ai passé plusieurs heures au bord du lac à observer l’eau limpide, j’ai enlevé mes souliers et mes chaussettes pour m’y tremper les pieds, j’ai humé l’air frais et pur, j’ai écouté le son des clapotis de l’eau, des grenouilles qui sautaient, du vent, des oiseaux. Et puis j’ai compris ce qu’il fallait faire.
Plein d’espoir, je suis redescendu de la montagne. Arrivé en bas, plusieurs jours plus tard, je savais qu’il était trop tard pour la vallée; je ne tentai pas de m’y rendre. Je retournai à mes occupations et oubliai ce que j’étais allé chercher à la montagne, revenant effectivement au même état initial où j’étais avant cette futile ascension.
Mais le souvenir de la montagne était là, en moi, n’attendant qu’un instant de calme et de lucidité pour refaire surface.