Samuel revenait du CHSLD où résidait son père depuis maintenant trois mois. Atteint de la maladie de Parkinson et d’un début d’Alzheimer, Alain ne pouvait plus prendre soin de lui-même et Samuel ne pouvait se résigner à le prendre chez lui, ce qui l’aurait forcé à cesser de travailler pour se consacrer à son père. Il a été difficile de convaincre Alain d’aller en CHSLD, mais c’était le mieux à faire et il le comprenait maintenant, quoique parfois sa compréhension s’effaçait et il recommençait à vouloir rentrer à la maison.
C’était difficile, parfois, ces visites, mais Samuel tenait à le faire. Son frère Rémi, qui habitait plus proche et possédait une voiture, aurait pu y aller plus efficacement, mais il n’était pas assidu, sautant parfois plusieurs semaines de suite. Samuel a fini par se porter volontaire pour y aller chaque semaine, car lui au moins était fiable. Évidemment, si Samuel osait dire à Rémi qu’il n’était pas fiable, ce dernier lui reprocherait aussitôt que Samuel n’a pas de vie et que ne pas acheter de voiture était un caprice qui le limitait inutilement. Samuel ne possédait pas de véhicule, car il habitait à Montréal et ne sortait de la ville que rarement. Il a même fondé un groupe: les héros défenseurs de la planète, ceux qui ont décidé, par choix, de ne pas avoir de voiture et qui mettent au point des solutions alternatives comme le vélo, les services d’auto-partage, le transport en commun, etc. Mais ce mouvement ne plaint pas à tous, notamment les parents qui se la rendent pas mal plus difficile sans voiture pour aller conduire les enfants à des activités, les ramener, aller les chercher à l’école après une retenue, se rendre à la rencontre de parents, etc. Elles sont optionnelles ces activités? Non, car l’enfant privé de cela aura des amis qui en font et va piquer des crises sans fin pour en faire.
Il fallait à Samuel près d’une heure et demi pour se rendre de chez lui au CSHLD, et parfois il était obligé de finir le trajet en taxi ou attendre une heure de plus, ayant manqué l’autobus rendu à Longueuil. C’était parfois décourageant, mais chaque fois que Samuel flanchait, il pensait à la planète qu’il faut sauver et se solidarisait avec l’autre groupe de héros, complémentaire au sien, ceux qui ne peuvent pas posséder une voiture, peu importe pourquoi. Oui oui, on placera dans ce groupe autant les aveugles, les gens souffrant d’un trouble mental grave rendant la conduite dangereuse et ceux qui ont perdu leur permis à cause de l’alcool au volant, par exemple. Bien oui, Alain, à cause de son Parkinson, ne pouvait plus conduire, lui non plus. Durant l’aller, Samuel cogitait ou regardait des trucs sur son téléphone. Il essayait parfois de parler aux gens, mais souvent ça les dérangeait.
Au retour par contre, Samuel s’offrait une petite évasion. Il s’est procuré à la SQDC des petits joints préroulés, le plus petit format possible. Souvent, Samuel arrivait en avance pour l’autobus, préférant attendre là 10 minutes plutôt que le manquer, frustrer et devoir attendre une heure. Pendant cette attente, eh bien Samuel s’allumait un joint et le fumait. Si jamais l’autobus passait avant qu’il ait fini, il était obligé de jeter le restant au sol, mais cela n’arrivait que rarement.
Ensuite, l’esprit légèrement troublé, le trajet lui paraissait moins long. Là où tous entendent un vrombissement, Samuel décelait de la musique. Parfois, son esprit inventait des histoires tout à fait inédites dont il écrivait des bribes dans une application de prise de notes dans le but de les retravailler plus tard, ou pas.
Mais pourquoi ne pas fumer ce joint chez lui? Le buzz combiné à de nouvelles données, c’était mieux que juste le buzz seul chez lui. Par exemple, Samuel écoutait des gens qui parlent ou regardait comment ils sont habillés, comment cette femme a pris soin de ses cheveux tandis que l’autre les a presque laissés aller, cet homme qui portait un chapeau, y a-t-il des cheveux sous ce chapeau, ou celui-là qui arborait un tatouage sur le bras. Il doit cacher un tatouage de croix gammée sous son chandail, s’amusa à penser Samuel, gardant fort heureusement ces réflexions accusatrices pour lui. Ces observations s’alternaient avec un tourbillon de pensées, propulsant l’esprit de Samuel dans tous les sens.
Habituellement, Samuel ressentait du plaisir à errer entre le monde physique et mental de cette façon. Parfois par contre, l’esprit de Samuel dérapait un peu, imaginant par exemple ce qui se serait passé s’il avait fait un commentaire raciste à quelqu’un, et que ce dernier l’avait ensuite provoqué. Samuel se serait-il battu? Une voix lui disait que oui, Samuel se crispa, puis relâcha la tension et laissa partir ces idées négatives.
Et contrairement à chez lui, Samuel, avait un cadre, un objectif, quelque chose qui le forçait à ramener son esprit au monde physique, juste assez, comme pour rester en surface mais, malgré tout, nager et aller faire des plongeons aux tréfonds de son être, sans y rester coincé. L’autobus ralentit, on arrive au terminus, va falloir descendre et marcher jusqu’au métro et puis ensuite y monter. Toutes ces étapes machinales, faites sur le pilote automatique, ralentissent le flot de pensées, et réduisent les dérapages qui font crisper, parfois même angoisser.
Samuel a fait ça plusieurs fois sans être inquiété. Il se traînait une gourde et si jamais ça tournait trop, quelques gorgées d’eau aidaient. Il connaît des amis qui fument allègrement dans des parcs et en chemin vers quelque part, marchant sur le trottoir. Peu sont inquiétés par la police. Il faut par contre surveiller et ne pas faire exprès. Un ami de Samuel, aveugle, a tenté le coup, et par malheur, s’est allumé un joint en plein devant l’auto de police. Là, donne-toi une chance mon homme! Le constat d’infraction a été inévitable. Mais habituellement, quand on fait attention, ça n’arrive pas.
Eh bien non! Un bon soir, Samuel revenait fatigué de chez son père qui n’allait vraiment pas bien ce jour-là. Il oublie de plus en plus de petits détails et sa main tremble beaucoup. En plus de ça, il pleuvait et Samuel a par mégarde mis le pied dans une flaque d’eau en marchant vers l’autobus. Sa journée au travail avait été proche catastrophique, avec deux projets qu’il gérait qui ont déraillé solide, puis un employé sous lui qui a pété un câble et qui va être suspendu sans solde en raison de menaces proférées pendant une réunion! Oui oui! Cette suspension va affecter tout le planning de l’équipe et faudra faire un suivi avec l’employé et avec les ressources humaines.
Et voilà que quand Samuel prit sa première puf, une voiture de police s’arrêta à sa hauteur. « Monsieur, vous avez pas l’droit d’fumer du cannabis sur la voie publique. » Samuel essaya de faire l’innocent, dire qu’il ne savait pas, que plusieurs qu’il connaissait le faisaient, mais il n’y eut rien à faire. En fait, plus Samuel essayait d’argumenter, plus le policier s’impatientait. Non seulement lui donna-t-il un constat d’infraction avec une contravention de plusieurs centaines de dollars, mais il prit son temps pour l’écrire, ça a pris près de cinq minutes. L’autobus était dans la face de Samuel qui pensa un instant bondir et monter dedans, mais le policier y a pensé et l’avertit de ne pas bouger sous peine d’être en état d’arrestation.
« Tiens, tu montreras ça à tes amis qui fument. » a bavé le policier, avant de repartir, laissant Samuel derrière et le condamnant à attendre une heure pour le prochain autobus. Samuel était en furie! Le constat d’infraction était un vrai torchon, même le montant de la contravention était difficile à lire. Certains qui apprirent l’incident conseillèrent à Samuel de contester juste pour faire chier le policier qui l’avait fait chier en lui faisant manquer son autobus, mais Samuel ne put s’y résoudre. Il paya la contravention, cessa de prendre du cannabis au retour des visites chez son père, se lassa après quelques semaines et finit par faire comme tout le monde et s’acheter une voiture.
Samuel ne faisait de mal à personne et aidait, pas beaucoup mais au moins un peu, à sauver notre planète, en polluant moins. La fumée qu’il produisait avec son joint, je ne peux pas croire que c’était davantage que la fumée sortant de sa voiture quand il allait dès lors voir son père. Mais Samuel n’a embêté personne avec ça. Si des gens (rarement) attendaient l’autobus avec lui, il s’éloignait pour ne pas incommoder la personne. Mais ce qu’il faisait était illégal et il dut en payer le prix.
Au début, Samuel utilisait sa voiture uniquement pour aller visiter son père à Longueuil. Puis il l’employa pour aller visiter sa famille et en vint à n’utiliser que ça. Ses résolutions environnementales fondirent donc comme neige au soleil. Ça aurait pu être évité de multiples façons.
D’abord, Samuel aurait pu acheter un vaporisateur comme le PAX 3. L’appareil comporte une chambre dans laquelle on met de l’herbe séchée et un arc électrique la chauffe de sorte à produire de la vapeur. L’odeur est moins prononcée qu’un joint et plusieurs policiers profanes vont le confondre avec une vapoteuse pour le tabac. Ce n’est pas absolu par contre, un policier pourrait reconnaître la forme ou lire PAX 3 dessus et dire ah!
Au lieu d’acheter sa propre voiture, Samuel aurait pu utiliser un service d’auto-partage comme Communauto ou, au moins l’été, y aller en vélo. Pourquoi, au moins une fois de temps en temps, son frère ne pourrait-il pas venir le chercher au métro et qu’ils aillent ensemble voir leur père? N’est-ce pas à cela que devrait servir la famille?
Mieux encore serait que Samuel profite de ces trajets pour méditer, observer ce qui se passe en lui et autour de lui. Avec un peu d’entraînement, certains pensent qu’il pourrait trouver dans cet exercice autant de plaisir que prendre du pot, et ce plaisir serait parfaitement sain. Cette théorie reste encore à démontrer, mais c’est un grand espoir pour tous.