François était exaspéré. Sa première journée sur le nouveau projet avait été pénible au point où il envisageait contacter son médecin de famille pour obtenir un arrêt de travail. Outre l’horrible complexité du nouveau logiciel sur lequel on voulait le faire travailler, il devait traiter avec les caprices d’un environnement cloud. François a certes exploré la possibilité de travailler localement sur le laptop fourni par son employeur, mais installer les logiciels de développement et la base de code nécessitait en partant plusieurs centaines de gigaoctets, puis ensuite, le processus de compilation qui durait près de 45 minutes la première fois (ensuite le compilateur ne recompile que ce qui a changé au moins) mangeait à son tour d’autres centaines de gigaoctets. On estime qu’il lui faudrait près de 350 gigaoctets pour stocker tout!!! C’était démentiel, du jamais vu pour le pauvre François qui ne comprenait pas pourquoi Diable c’était si gros! L’environnement de développement de son ancien projet, sur lequel ce n’était pas exclu qu’il revienne par intermittence, pesait à lui seul 150 gigaoctets, et puis il y a le système d’exploitation. Le SSD de 500Go du laptop ne pouvait physiquement pas contenir tout ça.
Que font ses collègues? Eh bien ils ont configuré des environnements de développement virtuels appelés Dev Boxes. Une machine virtuelle avec plusieurs gigaoctets d’espace disque est crée dans le cloud et peut être accédée via une application de bureau à distance. En théorie, c’est super élégant, mais en pratique pour François, c’est super inefficace en raison de lag occasionnel. 75% du temps ça fonctionne bien, mais de temps en temps les opérations au clavier et à la souris cessent de répondre. Les collègues de François prétendent que ce n’est pas si pire que ça, mais François n’est pas capable de travailler comme ça. Que faire?
D’abord, François s’est fait violence et s’est tapé les deux heures nécessaires pour aller au bureau de son entreprise, dont les locaux ont déménagé sur la rive Nord en raison des coûts trop élevés à Montréal. Du bureau, eh bien tout fonctionne nickel, bien que pourtant sa Dev Box se trouve aux États-Unis! Mais pourquoi? Eh bien parce qu’au bureau, ils ont Internet par fibre optique qui est beaucoup plus stable que par câble classique. Ah non! Oui oui!
Alors François, non désireux de se taper tout ce temps de transport chaque jour, et ne pouvant s’acheter une voiture pour diverses raisons que nous allons évoquer plus loin, a contacté son fournisseur d’accès à Internet pour déterminer s’il ne pourrait pas obtenir un accès par fibre optique. Il dut contacter des entreprises concurrentes, car son fournisseur n’offrait que le câble coaxial, prétendant à tort que c’était plus stable encore que la fibre optique. Les concurrents étaient unanimes par contre: l’installation de la fibre optique ne pourrait pas se faire sans obtenir l’autorisation de l’administration de son bâtiment de condo. François se doutait que ça allait être pénible, puisque la modification n’impliquait pas que son unité mais tout le bâtiment. Le câble de fibre optique devait entrer par le sous-sol du bâtiment, puis un distributeur serait installé dans la salle technique et enverrait le signal vers les unités. Il n’était pas à exclure qu’il faille ouvrir les murs dans plusieurs unités pour faire passer tout ce câble, et chaque fois, il allait falloir obtenir l’autorisation des copropriétaires et payer pour les réparations.
Cela faisait un mois qu’Anna était prisonnière dans ces tunnels. Elle avait été emmenée lors d’une manifestation contre les nouveaux décrets environnementaux et prise en otage par des radicaux qui voulaient brûler tout le pétrole restant sur Terre pour accélérer le virage vert. Au début, elle avait eu très peur pour sa vie et celle de son enfant à venir, mais avec le temps, elle s’était faite à sa nouvelle réalité. Elle était bien traitée, bien qu’elle avait froid un peu. On la nourrissait, on lui donnait à boire et on ne lui infligeait aucune douleur. Elle a d’abord craint être torturée, voire exécutée sans sommation, mais rien de ceci n’est arrivé. Anna parvint même, depuis sa capture, à sourire par moments.
Une compagnie de télécommunication offrit à François une solution qui allait lui fournir un service Internet par fibre dans son condo. Il ne comprenait pas comment ça allait se faire, mais le fournisseur lui garantissait une installation sans tracas. Ça avait été fait dans plusieurs autres condos, sans problèmes avec l’administration. François, plein d’espoir, donna son accord. Un technicien vint chez lui, localisa une prise de téléphone, brancha le modem là-dedans et c’était fini. Ben non, ce n’est pas de la fibre optique, ça! Mais selon le fournisseur, c’était le mieux qui pouvait être fait en ce moment. Aucune compagnie, selon ce fournisseur, n’offrait la fibre optique qui entre dans la maison! Pourtant, son frère et sa sœur l’avaient, chez eux, bien loin en région où ça prend encore et toujours une voiture pour tout.
Malgré tout, François mit à l’essai le nouveau service Internet. Ouf! Ce fut terrible! Pire, pire que l’Internet par câble. C’était habituellement très rapide, mais parfois, ça devenait tellement lent que la Dev Box se déconnectait tout le temps. Quand François entrait des commandes, ça pouvait bloquer plusieurs secondes avant d’afficher les caractères et s’il tapait trop vite, ça sautait des lettres. Par exemple, s’il entrait la commande « copy », ça écrivait c, deux secondes d’attente, o, une seconde d’attente, p, trois secondes et enfin y! Et s’il écrivait trop vite, il se retrouvait avec coy, cpy, cop, etc. Il fallait qu’il tape, regarde l’écran si ça s’affichait, tape, regarde l’écran. C’était totalement insupportable.
François parla de cela à son employeur, demanda s’il ne pouvait pas faire agrandir le SSD sur son laptop, cela lui fut refusé parce que pour tous les autres, la Dev Box fonctionnait #1. Quand ça ne fonctionnait pas, apparemment l’employé démissionnait ou bien s’acheter une voiture et cessait le télétravail. Ben voyons! Pourtant, un SSD de 2To NVMe pouvait être acheté en ligne pour quelques centaines de dollars!
Anna se sentait bien malgré sa captivité. Elle réussissait à calmer ses compagnons d’infortune par son attitude positive. Libérée des contraintes de sa vie d’avant, travail, achats pour le bébé, épicerie, etc., elle se sentait bien, presque plus libre qu’avant!
François, après avoir pesté et juré beaucoup, revint à son fournisseur Internet d’avant, par câble. Cela lui coûta très cher, car on lui imposa des frais de reconnexion et il a dû même demander de l’aide à sa mère, qui a passé trois jours au téléphone, avant d’enfin pouvoir faire cesser le contrat avec le nouveau fournisseur et les factures! Pourtant, dès qu’il a recontacté son fournisseur par câble d’avant, la connexion avec le nouveau fournisseur a été interrompue, avant que le technicien vienne réinstaller le modem, et François a dû prendre une journée de congé à cause de ça, puis aller au bureau plusieurs jours, puis une autre journée de congé à attendre le technicien pour l’Internet par câble! Au moins après, il pouvait travailler un peu mieux sur sa Dev Box.
François se tourna ensuite vers son administrateur de projet de condo pour lui exposer le souci, et demander ce qui pourrait fait pour obtenir la fibre optique. Il prit même le temps de consulter des voisins et se rassembla quelques personnes aussi intéressées. On lui répondit trois jours plus tard que ça n’allait pas être possible de sitôt. D’abord, il allait falloir attendre la prochaine assemblée générale en novembre pour voter une motion autorisant les administrateurs à investiguer la possibilité de passer la fibre optique dans les unités! Ensuite, si la motion était acceptée, il allait falloir effectuer au moins une expertise, et idéalement une contre-expertise car certains « experts » ne sont pas bons et disent n’importe quoi! Juste ça allait coûter plusieurs milliers de dollars et probablement nécessiter une cotisation spéciale! Ensuite de ça, il allait falloir procéder, lors d’une autre assemblée générale, à un vote pour déterminer si on allait passer la fibre optique proactivement dans toutes les unités ou juste celles dont les copropriétaires le veulent. Le coût de l’installation serait facturé aux propriétaires, mais plus il y aurait de payeurs, moins le coût par unité serait grand.
C’est un peu le même problème qu’il y a avec les bornes de recharge pour voitures électriques. Voilà dix ans, on avait voté quelque chose pour mandater les administrateurs de faire installer ça, mais rien n’a été fait, en raison des coûts trop élevés. Il aurait fallu casser la dalle de béton pour faire passer des câbles électriques, puis refaire la dalle, alors ça a été abandonné. Mais entre-temps, toutes les voitures neuves sont devenues électriques, alors les copropriétaires automobilistes étaient obligés d’aller charger leurs voitures ailleurs, se tourner vers le seconde main pour obtenir les derniers véhicules à essence restants ou déménager. Oui oui, c’était rendu là.
Imaginez. 95% des copropriétaires étaient prêts à contribuer financièrement à l’installation des bornes, même ceux qui ne prévoyaient pas s’en servir! Malgré tout le projet n’a pas été mené à terme. Alors sachant que seul environ 30% des copropriétaires avaient vraiment besoin de la fibre selon le petit sondage de François, les chances que le projet aboutissent étaient minces. François estimait qu’il aurait plus de chance de rester en vie après un saut de l’ange du haut d’une tour que voir la fibre optique arriver chez lui.
En plus de ça, le coût des propriétés avait augmenté énormément avec les années et les réglementations. Pourtant, la vente du condo de François promettait d’être ardue. D’abord, il y avait peu d’espace de stationnement et pas de bornes de recharge pour véhicules électriques. En raison de l’inefficacité croissante des transports en commun causée par le réseau vétuste et un nombre accru de vandales saccageant les stations de métro et les autobus, c’était devenu quasi impossible travailler à moins d’être en télétravail ou avoir une voiture.
En plus, il y avait eu deux dégâts d’eau dans le bâtiment qui avaient fait exploser les primes d’assurance. François était l’une des deux victimes, depuis dix mois en attente d’une solution suite à la défaillance de son lave-vaisselle qui avait fait couler de l’eau en masse dans son caisson d’armoire. Quand François avait vu une flaque d’eau par terre, il était déjà trop tard; dans l’armoire c’était la grosse catastrophe. Il y a eu des inspections, des appels d’offre, d’autres inspections et puis plus rien. Plusieurs de ses amis qui ont le même problème ont été obligés de poursuivre leur syndicat de copropriété pour faire avancer les choses, impliquant des avocats payés plusieurs centaines de dollars l’heure! Chaque démarche de ce genre, et il y en avait déjà trois en cours dans son projet, imposait d’énormes coûts pour le syndicat, se traduisant par des cotisations spéciales pénalisant tous les copropriétaires! C’était à rendu à un point qu’il y avait tellement de contraintes bureaucratiques que plus rien ne se faisait. Même changer une ampoule extérieure pouvait, dans certains blocs, nécessiter plusieurs semaines. Au moins ce n’était pas rendu à ce point-là dans le projet où François résidait.
Exaspéré, François a commencé à entreprendre des démarches avec un agent immobilier pour déménager et s’est heurté exactement aux problèmes ci-haut. Il serait obligé de vendre à perte et contracter une hypothèque énorme. Le mieux serait qu’il déménage avec des gens, ce qu’il trouvait insupportable. S’il allait en loyer, il serait obligé de se débarrasser de ses deux chats qu’il aimait beaucoup; c’était rendu interdit partout. Ils interdisaient même les visiteurs dans certains projets locatifs, il y avait des procès à la tonne en cours là-dessus mais aucune jurisprudence jusqu’à date en faveur des locataires.
Il en résulta pour François un stress énorme qui affecta son rendement au travail et sa qualité de vie. Son sommeil finit par en souffrir et éventuellement, il n’eut d’autre choix que contacter son médecin et obtenir un arrêt de travail.
Anna venait d’avoir son enfant. Deux compagnons d’infortune et même un membre du groupe radical l’ont aidé à accoucher et ça s’est très bien passé. Ils vont peut-être la libérer, elle et son bébé, mais tous deux se portent bien. Anna n’a jamais été aussi heureuse de toute sa vie.
Pourquoi Anna, qui pourrait être tuée du jour au lendemain, a donné naissance à un enfant dans des conditions médiocres, réussit-elle à sourire, être heureuse, tandis que François, qui a un toit sur la tête, des vêtements, un travail, est si triste? Il y a de quoi qui cloche dans tout ça.